Le 'Irfân

ou

la Gnose mystique

Mortadhâ Motahhary

 

Traduit, annoté et édité par :

Abbas Ahmad al-Bostani

 

Publication de la Cité du Savoir

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Le 'Irfân ou la Gnose mystique

Première édition  octobre 2010

 

Éditeur

Abbas Ahmad al-Bostani

(La Cité du Savoir)

C.P. 712 Succ. (B)

Montréal, Qc., H3B 3k3

Canada

 

E-mail :

abbas@bostani.com

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bostani3@yahoo.com

 

Site internet :

http://www.bostani.com

 

Isbn : 978-2-922223-45-3

© Copyrights : Tous droits réservés

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Table des matières

Leçon 1. …………………………………………………………………...5

Le ‘Irfân (gnose) et le soufisme. ……………………………………...5

Questions (Leçon 1). 11

Leçon 2. ………………………………………………………………….12

Le ‘irfân théorique. …………………………………………………….12

Le ‘irfân et l’Islâm... 14

La Charî‘ah, la Tarîqah et la Haqîqah.. 17

Questions (Leçon 2). 21

Leçon 3. ………………………………………………………………….22

Les matériaux du ‘irfân musulman. ………………………………...22

Questions (Leçon 3). 35

Leçon 4. ………………………………………………………………….36

Bref historique -1. ……………………………………………………..36

Les ‘urafâ’  du IIe Siècle :. 39

Les ‘urafâ’  du IIIe siècle :. 43

Questions (Leçon 4). 48

Leçons 5 & 6. …………………………………………………………...49

Bref historique (2) …………………………………………………….49

Les ‘urafâ’  du IVe siècle. 49

Les ‘urafâ’  du Ve siècle :. 50

Les ‘urafâ’  du VIe siècle :. 53

Les ‘urafâ’  du VIIe siècle :. 54

Les ‘urafâ’  du VIIIe siècle. 60

Les ‘urafâ’  du IXe siècle :. 63

Questions (Leçons 5-6). 70

Leçons 7, 8, 9. ………………………………………………………….72

Les positions et les stations. ………………………………………..72

Le Définition des zâhid, ‘âbid, ‘ârif. 74

Le but  du gnostique. 76

Questions (Leçons 7. 8. 9). 87

Leçon 10 : ………………………………………………………………90

Les termes techniques. ………………………………………………90

1- al-waqt الوقت (le temps). 93

2 & 3)- : Al-hâl الحال (état) et al-maqâm المقام (station)  95

4 & 5) -: Al-qabdh قبض (contraction) et al-bast بسط (décontraction)  95

6 & 7)- : jam‘ جمع (rassemblement, rencontre) et farq فرق (séparation)  96

8 & 9) -: ghaybah    غيبه  absence) et dhuhûr ظهور  (apparition)  96

10 - 13)- : Thawq ذوق   le goût), chirb شرب  (le boire), sukr  سكر (l’ivresse), rayy ري (l’arrosage) :  97

17- Khawâtir  خواطر  (les idées). 99

14-16)- : Mahw محو (effacement), mahq  محق (anéantissement), çahw صحو (éveil)  100

18-20)- : Qalb  قلب(cœur), rûh روح  (âme), sirr سِر (le for intérieur)  100

Questions (annexe). 111

Index des termes tchniques arabes de la gnose  ………………112

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Leçon 1

Le ‘Irfân (gnose) et le soufisme

Le ‘Irfân ou la gnose mystique est une science qui naquit, se développa et se perfectionna au berceau de la culture islamique. Il est possible d’étudier la gnose et d’y effectuer des recherches séparément sur le plan social et sur le plan culturel.

Il y a une différence entre les gnostiques (‘urafâ’, plur. de ‘irfâni ou 'ârif) et toutes les autres tranches de la culture islamique tels les mufassir (exégètes du Coran), les muhaddithines (rapporteurs de Hadith ou des récits hagiographiques), les faqîh (jurisconsultes), les théologiens (scolastiques ou mutakallimûn), les philosophes, les littérateurs et les poètes, car outre le fait qu’ils ont constitué une couche cultivée qui a fondé une science dénommée «le ‘Irfân» et engendré de grands uléma (savant musulman) qui produisirent des chefs-d’œuvre, ils se sont détachés dans le monde musulman comme une classe sociale qui se distingue des autres par ses traits spécifiques,  à la différence des autres classes sociales tels que les jurisconsultes, les théosophes (hukamâ’ ) et d’autres semblables couches sociales et scientifiques, lesquelles ne se sont pas démarquées comme groupes à part.

En tant que classe scientifique, les cheikhs de la gnose sont connus sous l’appellation de ‘urafâ’, et en tant que couche sociale sous la dénomination de soufis.

Bien que les ‘urafâ’ et les soufis n’aient pas formé pour eux une école juridique particulière au sein de l’Islâm- mais figuraient dans tous les groupes islamiques- ils ont quand même constitué un groupe socialement solidaire et coopératif. Toutefois, leurs idées et leurs opinions sur la fréquentation des gens, ainsi que leur accoutrement spécifique et même leurs habitudes de se laisser pousser la barbe et les cheveux, et de s’enfermer dans les couvents et bien d’autres comportements particuliers les ont détachés comme un groupe doctrinal et social particulier.

Il est indéniable qu’il y a des ‘urafâ’ -notamment parmi les chiites- qui ne se sont pas distingués dans leurs apparences des autres, alors qu’ils étaient en réalité de vrais ‘urafâ’ dans "leur conduite et leur cheminement"; ceux-ci représentent à vrai dire, les vrais ‘urafâ’, contrairement à d'autres qui se sont forgé diverses règles de savoir-vivre et de conduite, ainsi que toutes sortes d’hérésies.       

Dans cet exposé, nous n’allons pas traiter du ‘irfân sur son volet social (le soufisme) et en tant qu’une Voie (tarîqah) empruntée par un groupe social; nous nous contenterons  de l’aborder sous son aspect culturel et en tant qu’une des disciplines ou sciences islamiques. Car si nous voulions l’étudier sous son angle social, nous devrions rechercher les causes et les raisons qui ont conduit à l’émergence de ce groupe social et les rôles positifs ou négatifs qu’il a joués dans la société islamique, ainsi que les influences réciproques entre lui et tous les autres groupes islamiques et son effet sur la propagation de l’Islâm. Mais nous évitons ici d’entrer dans ces détails, nous limitant à aborder le ‘irfân en tant que science et courant culturel islamique.

En tant que science et culture, le ‘irfân a deux aspects : pratique et théorique.

Sur le plan pratique, le ‘irfân est l’attitude de l’homme et ses devoirs envers lui-même, envers l’univers et envers son Créateur. Pris dans cette approche, il ressemble à l’éthique dans le sens qu’il est une science pratique à une différence près que nous expliquerons plus loin. Cette partie de ‘irfân est appelée «La science de la conduite et du comportement »[1] et elle s’occupe de décrire le premier pas que l’aspirant au ‘irfân doit effectuer en vue d’atteindre à «l’Unicité », laquelle est le sommet quasi inaccessible de l’humanité, les différentes positions et les étapes qu’il a à traverser sur son chemin, et les états qu’il risquerait de connaître dans ces étapes. Il va de soi que l’aspirant ‘irfâni doit passer par toutes ces étapes  sous la direction d’un homme parfait qui aurait traversé lui-même cette voie et connu toutes ces positions et que les ‘urafâ’ dénomment parfois «l’oiseau de Jérusalem »[2] ou «al-Khedhr », sans quoi -s’il marche tout seul et sans la guidance de cet homme parfait- il n’aboutirait qu’à l’égarement.

Il est évident qu’il y a une grande différence entre l’Unicité que le gnostique voit comme le sommet inaccessible de l’humanité et l’extrême but final auquel il aboutit dans "son cheminement et sa conduite", et celle à laquelle croient les gens du commun ou les non-initiés, ou même le philosophe qui croit que l’Être nécessaire est Un et pas plus.

En effet, l’Unicité telle que la conçoit le gnostique (‘ârif ) signifie que le seul être existant  réellement  est Allâh - Le Très-Haut -  et que toutes les autres créatures ne sont que Ses ombres (panthéisme), qu’il n’y a aucune autre existence qu’Allâh, et que le ‘ârif  doit emprunter et traverser cette voie pour atteindre au stade dans lequel il ne voit plus qu’Allâh – Exalté soit-Il.

Ceux qui s’opposent aux gnostiques récusent ce stade de l’Unicité et la considèrent même parfois comme une sorte de mécréance et d’athéisme, alors même que les premiers le considèrent comme la vraie Unicité et que tout le reste n’est pas dépouillé de tache polythéiste.

L’approche de ce stade ne relève pas de l’esprit et de la pensée, mais c’est une affaire de cœur, de combat intérieur, de conduite, de comportement, ainsi que de purification et de rééducation de l’âme[3].

En tout état de cause, tel est le volet pratique du ‘irfân ressemblant à la science de l’éthique qui traite du comportement et de la conduite, mais dont il diffère par les points suivants :

1-        Le ‘irfân traite du rapport de l’homme avec lui-même, avec l’univers et avec son Créateur, et focalise son attention sur la relation de l’homme avec Allâh, tandis que tous les systèmes éthiques ne voient aucune nécessité à s’occuper de cette relation (entre la créature et le Créateur) et se contentent d’aborder les règles de la morale religieuse dans ce domaine.  

2-  Le cheminement et la conduite ‘irfânites sont -comme le laissent deviner ces deux termes – actifs et mouvants, contrairement à l’éthique qui est figée. En effet, le ‘irfân parle d’un point de départ, des positions et des étapes que l’aspirant ‘irfâni ou "le voyageur spirituel" doit obligatoirement plier pour atteindre à son but escompté. Le ‘irfâni voit qu’il y a une véritable voie au sens propre du mot, dont l’homme doit traverser successivement toutes les étapes et qu’il lui est impossible d’en atteindre une seconde étape avant d’avoir obligatoirement traversé l’étape précédente. Le ‘irfâni considère l’âme humaine comme un plant ou un bébé qui croît et se développe progressivement selon un processus spécifique, alors que l’éthique traite d’une série de vertus tels que la véracité, la droiture, la justice, la chasteté, la bienfaisance, l’équité, l’altruisme et d’autres hautes qualités morales qui ornent l’âme et accentuent sa beauté et sa brillance. Ainsi, l’éthique voit l’âme humaine comme une maison qu’on devrait orner avec une couche de peinture et construire avec des pierres et du bois sans qu’il y ait un ordre chronologique à suivre, dans ce sens qu’il est indifférent qu’on commence par le toit puis les murs et le contraire, ou par la façade ou l’arrière. 

Le ‘irfân, par contre, considère que les éléments moraux évoluent selon un ordre dynamique, mouvant et vivant.

3- Les éléments spirituels de l’éthique sont restreints par des notions et des concepts connus, le plus souvent, alors que les éléments spirituels du ‘irfân sont plus ouverts, car dans le "le voyage spirituel" du ‘irfâni, il est question d’une série d’états d’âme et de souffrances psychologiques qu’il subit lorsqu’il traverse les différentes étapes, sans que les gens connaissent ses souffrances.

Le second volet du ‘irfân s’occupe de l’étude de l’existence et de la connaissance d’Allâh, de l’univers et de l’homme; et sur ce plan, le ‘irfân ressemble à la philosophie, car il se déploie à expliquer l’existence, à la différence du premier volet qui ressemble à l’éthique et se propose de changer l’homme.

Et de même que le premier volet du ‘irfân diffère dans certains points de l’éthique, de même dans ce second volet, il diffère de la philosophie sur certains sujets, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant.

Questions (Leçon 1)

1-Quel est le berceau du 'irfan?

2-Le 'ifrân se démarque-t-il des autres branches de la culture islamique?

3-Pourquoi dénomme-t-on les cheikh de la gnose  musulmane tantôt soufi tantôt 'ifrâni?

4-Les urafa se sont-ils distingués par leurs comportements et leurs apparences physiques?

5- Qu'est-ce que le 'ifrân social et qu'est-ce que le 'ifrân culturel?

6-Définissez le 'irfan pratique et le 'ifrân théorique

7- Quel rôle joue "L'Oiseau de Jérusalem" ou "al-Khedhr" dans la formation ou le cheminement de l'aspirant gnostique?

8-Qu'est-ce que 'ilm al-Sayr wa-l-Sulûk" ?

9- En quoi se distingue l'Unicité que conçoit le gnostique de celle recherchée par les autres dont les philosophes théologiques?

10-Quelle est la différence entre la science du 'ifrân et la science de l'ethique ?

11-En quoi se différencie l'objectif  du 'ifrân de celui de la philosophie théologique ou la théosophie?


Leçon 2

Le ‘irfân théorique

Le ‘irfân théorique se déploie à analyser l’Existence et traite de la question du Créateur, de l’univers et de l’homme. Sous cet angle, il ressemble à la philosophie théologique qui s’intéresse à l’étude de l’Existence. Et de même que la philosophie théologique a un objet, des sujets et des principes, de même le ‘irfân possède un objet, des sujets et des principes. Mais alors que la philosophie fonde ses raisonnements sur les principes et les fondements rationnels, le ‘irfân fait des divinations mystiques (mukâchafât)[4]la principale matière de ses raisonnements, et s’évertue par la suite à les expliquer et justifier rationnellement.

Ainsi, le raisonnement rationnel philosophique est comme un sujet écrit dans une langue donnée afin que le lecteur le lise dans cette langue, tandis que le raisonnement gnostique est pareil à un sujet traduit d’une autre langue, c’est dire que le ‘irfâni prétend soumettre ce qu’il a vu par sa vue intérieure (baçîrah بصيرة) et son existence à l’interprétation rationnelle.

Il y a une différence radicale entre l’interprétation gnostique de l’existence -ou en d’autres termes la vision cosmique de l’existence-  et celle philosophique.

Ainsi, le philosophe théologique attribue le açâlah (le Principe) à Allâh et à d’autres, à cette différence qu’Allâh est l’Être nécessaire et auto-existant, alors que les autres sont des êtres contingents et dépendants de leur existence d'un autre et causés par l’Être nécessaire, alors que le ‘ârif  (ou 'irfânî) considère que tout, à l’exception d’Allâh, n’a pas d’existence réelle lors même qu’il est causé par Allâh, et que la seule réalité est l’Existence d’Allâh qui entoure toute chose, alors que toutes les choses  ne sont que des noms, des attributs et des manifestations (épiphanie divine) d’Allâh – le Très-Haut – et non pas des choses qui s’ajouteraient à Lui.

De même la vision du philosophe diffère de celle du ‘ârif  : le premier veut comprendre le cosmos, c’est dire qu’il essaie de parvenir à une conception correcte, globale et intégrale du cosmos et considère que le sommet de la perfection humaine est que l’on perçoive par son esprit le cosmos tel qu’il est, afin que le cosmos ait une existence rationnelle dans sa propre existence et qu’il devienne lui-même un savant rationnel; ou comme on le définit la philosophie : « L’homme devient un savant rationnel semblable à l’homme concret ».

En revanche le ‘ârif  n’attache aucune importance au ‘aql (raison, esprit, intelligence) ni à la perception; ce qu’il recherche, c’est d’arriver à l’essence de l’existence, c'est-à-dire Allâh -le Sublime- afin de Le "voir" et d’entrer en contact avec Lui.

La perfection de l’homme ne doit pas se limiter chez le ‘ârif   au simple fait de se faire une idée de l’existence dans son esprit, mais il faut aller bien au-delà de cette limite et continuer à se diriger vers le Principe qui lui a donné existence et à détruire les distances entre lui et le Créateur, et à s’approcher de Lui jusqu’à ce qu’il s’anéantisse en Lui et s’éternise dans Son éternité.

Les outils du philosophe sont l’esprit, la logique et le raisonnement, alors que les instruments de travail du ‘irfâni se constituent de l’œil intérieur, la lutte intérieure, la purification et la rééducation de l’âme, ainsi que le mouvement et le combat intérieurs.

On verra plus loin la différence entre la vision cosmique du ‘irfâni et du philosophe.

Le ‘irfân et l’Islâm

Le ‘irfân dans ses deux volets pratique et théorique a un lien solide avec la religion musulmane, car l’Islâm s’attache- comme toutes les autres religions, et même encore plus- à expliquer les liens de l’homme avec son Créateur, avec l’univers et avec lui-même, et à étudier l’Existence.

Là, la question qui se pose est de savoir ce que le ‘irfân professe et ce que l’Islâm enseigne à cet égard pour voir s’il y a une opposition entre les deux ou si au contraire il y a une communauté de vues ?

Bien entendu, les ‘urafâ’ récusent l’accusation selon laquelle leur vision irait au-delà de ce que l’Islâm enseigne, et prétendent qu’ils ont découvert les vérités islamiques mieux que quiconque d’autre, que ce sont eux les Musulmans authentiques, et qu’enfin ils fondent leur doctrine- aussi bien sur le plan pratique que théorique - sur le Coran et la Sunna, ainsi que sur les enseignements des Imâms Infaillibles et des grands Compagnons.

Toutefois, leurs détracteurs ne sont pas de cet avis, et on peut résumer les griefs qu’ils leur adressent comme suit :

1- Certains traditionnistes (rapporteurs de Hadith ou de traditions hagiographiques) et jurisconsultes (faqîh) considèrent que les ‘urafâ’ n’observent pas les enseignements islamiques sur le plan pratique, et que leur référence au Coran et à la Sunna n’a pour raison d’être que de leurrer le commun des mortels et d’attirer les Musulmans vers eux, et que, enfin, le ‘irfân n’a fondamentalement rien à voir avec l’Islâm.

2- Certains contemporains et rénovateurs – qui ne croient pas vraiment en l’Islâm et défendent toute opinion teintée de révolte contre les lois islamiques, avancent- comme les précédents – que les ‘urafâ’ ne croient pas à l’Islâm-du moins sur le plan pratique-  et que le ‘irfân et le soufisme ne sont en réalité qu’une révolution déclenchée par les non-Arabes contre l’Islâm et les Arabes, menée sous le masque des abstractions et des choses sacrées.

Ce dernier groupe s’accorde avec le premier groupe pour professer l’opposition du ‘irfân à l’Islâm, à cette différence importante que le premier sanctifie l’Islâm, et sa critique du ‘irfân a pour fondement la sauvegarde des sentiments et des croyances des masses musulmanes en écartant du champ de l’Islâm le ‘irfân, alors que le second groupe met en avant son opinion sur le ‘irfân comme étant opposé à l’Islâm et en se référant à des figures de proue du ‘irfân, connues mondialement, pour dénigrer l’Islâm et pour affirmer que les pensées sublimes ‘irfânites sont étrangères à l’Islâm et venues de l’extérieur, et que le niveau de la pensée islamique ne s’élève pas au niveau de celles du ‘irfân. Ce groupe prétend aussi que la référence que les ‘irfânî font au Livre et à la Sunna n’est qu’un leurre et une mesure de protection qu’ils ont prise pour préserver leur vie de la violence et de la cruauté des masses musulmanes. 

3- L’opinion du groupe neutre : ce groupe estime qu’il y a beaucoup de déviations dans le ‘irfân et le soufisme, notamment dans le ‘irfân pratique et tout spécialement lorsque le ‘irfân se détache comme groupe normatif, auquel cas on pourrait y trouver beaucoup d’hérésies qui ne concordent pas avec le Livre d’Allâh et la Sunna authentique. Cette réserve faite, les ‘urafâ’ en général sont comme tous les groupuscules et classes sociales musulmanes, fidèles à l’Islâm, et ils n’ont rien énoncé qui puisse contredire les principes islamiques.  Certes, il est possible qu’ils se trompent sur quelques points – comme tous les autres groupes culturels d’ailleurs- mais leurs erreurs ne découlaient points d’une mauvaise foi quelconque.

La question de l’opposition entre le ‘irfân et l’Islâm a été soulevée par des gens mal intentionnés, car il est possible, pour quiconque lise les livres des ‘urafâ’  d’une façon neutre tout en comprenant bien les sens de leurs termes techniques, d’y trouver beaucoup d’erreurs, mais n’aura aucun doute sur leur fidélité à l’Islâm.

Quant à nous, notre avis sur le sujet penche vers cette dernière opinion et nous considérons que les ‘urafâ’ n’avaient pas de mauvaises intentions, et qu’en même temps, les spécialistes du ‘irfân et d’autres connaissances islamiques profondes devraient étudier les questions ‘irfânites d’une façon neutre et objective pour voir dans quelle mesure elles s’accordent avec les Enseignements Islamiques.

La Charî‘ah[5], la Tarîqah[6] et la Haqîqah[7]

Parmi les questions qui font l’objet de désaccord entre les ‘urafâ’ (les gnostiques) et les autres -notamment les jurisconsultes – c’est l’opinion particulière des premiers sur la Chari‘a, la Tarîqah, et la Haqîqah.

Ainsi, si les ‘urafâ’ et les jurisconsultes s’accordent pour dire que la charî‘ah –les statuts légaux de l’Islâm- est fondée sur une série d’intérêts et de vérités, ils divergent quant à la finalité de ces intérêts et vérités que le jurisconsulte considère comme le moyen de conduire l’homme au bonheur et l’utilisation maximale des dons matériels et moraux, alors que les ‘urafâ’ les voient comme une voie qui mène vers Allâh et qu’ils constituent des chemins qui dirigent le serviteur vers son Créateur.

En d’autres termes, alors que les jurisconsultes estiment que la série des intérêts qui se trouvent derrière la charî‘ah équivalent aux causes et à l’esprit de celle-ci, et que l’application de la charî‘ah est le seul moyen de réaliser ces intérêts, les ‘urafâ’ pensent que les intérêts et les vérités qui sous-tendent la législation islamique sont une sorte de positions et d’étapes qui conduisent l’homme à s’approcher du Trône divin et à atteindre à la Vérité, et ils croient que l’intérieur de la Charî‘ah est la Vérité, c’est-à-dire le monothéisme au sens que nous avons déjà défini et auquel le ‘âref (le gnostique) aboutit après avoir anéanti son soi et après s’être débarrassé de son ego. En résumé, d’après eux, le ‘âref croit en trois choses : la charî‘ah, la tarîqah et la Haqîqah, et que la charî‘ah est un moyen d’arriver à la tarîqah et que la tarîqah et un moyen d’atteindre à la Vérité.

Les jurisconsultes divisent les statuts légaux islamiques en trois catégories :

1-Les fondements des croyances dont traite la théologie scolastique (‘ilm al-Kalâm) : le musulman doit en effet croire en toutes les questions relatives aux fondements de la doctrine, d’une façon rationnelle qui ne souffre aucun doute.

2-Les commandements qui expliquent les devoirs de l’homme sur les plans des vertus et des vices moraux, et c’est la science de l’éthique qui s’en occupe.

3-Les statuts légaux relatifs aux actes et aux comportements extérieurs de l’homme, et c’est la science de fiqh (jurisprudence musulmane) qui s’en charge.

Ces trois catégories ou branches sont séparées les unes des autres, puisque la branche des croyances est liée à l’esprit et à la pensée, la branche de l’éthique est liée à l’âme et à ses dons et habitudes, et celle des statuts des actes extérieurs concerne les membres de l’homme.

Par contre, les ‘urafâ’ ne se contentent pas, concernant la branche des croyances, de la simple croyance mentale et rationnelle, mais considèrent qu’il est nécessaire de toucher ce à quoi il faut croire, et pour ce faire, on doit obligatoirement enlever les voiles qui séparent entre l’homme et ces vérités, et dans la seconde branche, ils ne se contentent pas des morales fixes et déterminées, et proposent de remplacer l’éthique pratique et philosophique par la conduite ou le cheminement (sayr) et le comportement (sulûk) ‘irfânites[8] qui a ses étapes bien déterminées. Concernant la troisième branche, ils n’ont pas d’objection majeure (à la vue des jurisconsultes susmentionnée), à l’exception de quelques points qu’on peut considérer comme contradictoires parfois avec les statuts légaux de la jurisprudence.

Les ‘urafâ’ ont appelé ces trois branches : la Charî‘ah, la Tarîqah et la Haqîqah, et pensent que de même que l’homme n’est pas divisible en trois parties séparées, puisque le corps, l’âme et l’esprit, lesquelles sont unies dans leur différence même, et que le rapport entre elles est le même rapport entre l’apparent et le caché, il en va de même pour la Charî‘ah, la Tarîqah et la Haqîqah, c’est dire l’une d’elles est l’apparent, l’autre le caché, et la troisième le caché du caché, bien qu’ils professent que les positions de l’existence de l’homme soient plus que trois positions ou étapes et croient aussi qu’il y a des positions et des étapes au-delà de l’esprit. Comme nous allons l’expliquer plus loin.


Questions (Leçon 2)

1-Quels sont les outils de travail du 'ifrânî et quels sont ceux du philosophe?

2-D'aucuns affirment que le 'ifrân en Islam est une doctrine intruse, empruntée au -Christianisme, aux Juifs ou aux Bouddhisme, qu'en pensez-vous?

4-Citez quelques exemples de la Sunna ou du Coran qui les concepts des gnostiques musulmans ne sont pas étrangers à l'Islam.

5-Quels sont les points de divergence et de convergence entre les 'Urafâ' et les jurisconsultes sur la finalité de la Charia et les statuts légaux?

6- Comment les Jurisconsultes divisent-ils les statuts de la Charia et comment les 'Urafâ' les appellent-ils?

7- Quelle est la corrélation entre la Charia et la tariqah et la Haqiqah chez les 'Urafâ'


Leçon 3

Les matériaux du ‘irfân musulman

Il est nécessaire, pour connaître toute science, d’étudier son histoire et les changements qu’elle a connus, et de savoir quels sont ses principaux ouvrages et ses figures de proue. C’est ce que nous allons faire dans le présent cours et le cours suivant.

La première question que nous devrions nous poser ici est : la gnose musulmane (‘irfân) est-elle pareille aux autres sciences islamiques  telles la jurisprudence (fiqh), les Fondements (uçûl), l’Exégèse (tafsîr), et le Hadîth, dont les Musulmans ont tiré la matière du fondement de l’Islâm pour ensuite les développer et édifier leurs règles ?  Ou bien elle est à l’instar de la médecine et des mathématiques, introduites en Islâm de l’extérieur et développées par les Musulmans au berceau de la civilisation islamique ? Ou bien encore si elle ne fait partie d’aucune de ces deux catégories ?

Les ‘urafâ’ eux-mêmes affirment qu’ils appartiennent à la première catégorie et récusent formellement la seconde, alors que certains orientalistes insistent que le ‘irfân et toutes ses subtiles idées sont venus de l’extérieur de l’Islâm. Tantôt ils l’imputent au Christianisme en affirmant que la pensée irfânite s’est développée au contact  des Musulmans avec les moines chrétiens, tantôt ils prétendent qu’il s’est formé par réaction des Iraniens à l’Islâm et aux Arabes, tantôt ils assurent  qu’il est le produit du néoplatonisme, lequel est un mélange des pensées d’Aristote, de Platon, de Pythagore (Pythagoras), des Gnostiques d’Alexandrie ainsi que des idées des Juifs et des Chrétiens, et tantôt le considèrent comme étant issu des pensées du bouddhisme. D’autre part, les détracteurs du ‘irfân du côté des Musulmans, se déployèrent eux aussi à montrer qu’il est, comme le soufisme, étranger à l’Islâm et à lui rechercher des racines non islamiques.

Le troisième avis considère que le ‘irfân – aussi bien théorique que pratique- a tiré ses matières premières de l’Islâm et qu’il a ensuite posé à ces matières des règles et des fondements, tout en subissant les influences de courants non islamiques – notamment dans ses pensées kalâmites (théologico-apologétiques) et philosophiques- tout spécialement la philosophie ishrâqite (illuministe). Toutefois, si selon cet avis il ne fait pas de doute que le ‘irfân musulman a tiré sa matière fondamentale exclusivement de l’Islâm, il ne reste pas moins que des interrogations s’imposent : Dans quelle mesure les ‘urafâ’ ont-ils réussi à poser les règles et les fondements corrects à cette matière première islamique? Si oui, leur succès dans ce domaine serait-il comparable à celui des jurisconsultes? Quelle a été la somme de l’influence exercée par les courants extérieurs sur le ‘irfân islamique? Le ‘irfân a-t-il pu attirer ces influences extérieures vers lui en les revêtant de sa couleur et en s’en servant  à son intérêt? Ou bien si au contraire ce sont ces courants qui l’ont entraîné dans leur sillage et en l’amenant à marcher dans le sens de leur cours? Ce sont là des interrogations auxquelles on devrait chercher des réponses à travers des recherches objectives indépendantes.

Les tenants du premier avis – et dans une certaine mesure du second avis- affirment que la religion musulmane est dépouillée de complications, et compréhensible pour le commun des mortels, car elle n’est pas teintée d’équivoque ni entourée de mystères. Pour eux, le fondement doctrinal de l’Islâm est l’unicité, dans ce sens que, de même qu’une maison a un architecte ou constructeur séparé et différent d’elle, de même le monde a un Créateur séparé de lui, et que du point de vue islamique, le fondement du lien de l’homme avec ce bas-monde est l’abstinence et l’abandon des plaisirs de ce dernier pour parvenir à la félicité et à la vie éternelle.  Et si on va encore plus loin, on trouve une série de statuts légaux pratiques dans ce sens que la jurisprudence islamique se charge d’expliquer.

Ce groupe pense que ce que les ‘urafâ’  disent à propos de l’Unicité est différent de ce que l’Islâm enseigne à ce sujet, car l’Unicité ‘irfânite consiste en l’unicité de l’existence, et qu’il n’existe rien en dehors d’Allâh, de Ses Noms, Ses Attributs et Ses Manifestations, et affirme que "le cheminement (sayr) et la conduite (sulûk)" des ‘urafâ’  diffèrent aussi du mysticisme (zuhd) musulman, car ils évoquent dans "leur cheminement et leur conduite" (leur voyage spirituel) une série de concepts et termes –tels que ‘eshq (le désir ardent) et l’amour d’Allâh, annihilation mystique (fanâ’) en Allâh, la manifestation d’Allâh (théophanie) dans le cœur du ‘irfâni, ce qui n’a pas d’existence dans l’ascétisme musulman. En bref, il voit que la méthode ‘irfânite diffère de la charia islamique en ceci qu’elle sous-tend des conceptions qui n’ont rien à voir avec la jurisprudence musulmane et que les Compagnons pieux du Messager d’Allâh (P) auxquels se réfèrent les ‘urafâ’  et les soufis et qu’ils disent suivre n’étaient que des ascètes détachés des attraits de la vie d’ici-bas, et tournés vers le Monde futur (âkherah) avec des cœurs craignant le Châtiment d’Allâh et aspirant à Sa Récompense;  ils ne savaient rien du «cheminement et de la conduite » et de « l’unicité » irfânites.     

En réalité, le jugement ainsi émis par ce groupe sur le rapport du ‘irfân à l’Islâm n’est aucunement acceptable, car les matières premières de l’Islâm sont nettement plus riches et plus profondes que ne présument – par ignorance ou intentionnellement- les tenants dudit groupe. Ni l’Unicité islamique n’est aussi simple et creuse qu’ils le laissent entendre ni la dévotion de l’homme en Islâm ne se réduit à cet ascétisme superficiel qu’ils supposent, ni les pieux Compagnons du Prophète (P) ne sont comme ils les décrivent, ni les statuts légaux de l’Islâm ne se bornent aux actes des membres et organes de l’homme.

C’est pourquoi, dans le présent cours, nous allons essayer de démontrer la possibilité de recourir aux enseignements islamiques authentiques pour parvenir à une série de connaissances relatives au ‘irfân théorique et pratique. Quant à savoir jusqu’à quel point les ‘urafâ’  musulmans ont réussi à se servir correctement de ces enseignements, c’est une autre question dont nous ne pourrons pas traiter dans ces cours concis.   

Ainsi, concernant l’Unicité, le Coran ne compare pas le rapport Allâh-créatures au rapport architecte-maison, mais Le (le Très-Haut) présente comme étant le Créateur de l’univers et se trouvant partout et avec toute chose, comme en témoignent les versets suivants par exemple- entre bien d’autres- : « Où que vous vous tourniez, la Face (direction) d'Allâh est donc là, car Allâh a la grâce immense; Il est Omniscient »[9], « et que Nous sommes plus proche de lui que vous [qui l'entourez] mais vous ne [le] voyez point. »[10], « C'est Lui le Premier et le Dernier, l'Apparent et le Caché et Il est Omniscient. »[11].

Il est évident que ce genre de versets orientent la pensée vers une notion d’Unicité bien plus sublime et profonde que celle à laquelle les gens du commun croient, s'accordent avec ce que le 'irfân énonce.

Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’oeil, au sujet du "voyage spirituel", et le pliage des étapes, sur certains versets relatifs à «la rencontre d’Allâh » et «l’agrément d’Allâh », ou ceux ayant trait à la révélation, à l’inspiration  et la parole que les Anges ont adressées à des non-Prophètes, tel que Maryam (p) et surtout les versets évoquant l’Ascension du Noble Messager d’Allâh[12].

De même, le Coran parle de «l’âme qui ne cesse de blâmer » (al-nafs al-lawwâmah)[13], «l'âme très incitatrice au mal » (al-nafs al-ammârah)[14] et «l’âme apaisée » (al-nafs al-mutma’innah)[15], ainsi que du savoir qu’Allâh «effuse », du savoir tiré directement d’Allâh (al-‘ilm al-ladunî)[16], et de la Guidance résultant du combat intérieur : «Et quant à ceux qui luttent pour Notre cause, Nous les guiderons certes sur Nos sentiers… »[17]. Le Coran énonce aussi que la purification de l’âme est le seul moyen d’atteindre à la prospérité et au bien : «A réussi, certes, celui qui la purifie. Et est perdu, certes, celui qui la corrompt.»[18] Il évoque également, à plusieurs reprises, l’amour divin et souligne que cet amour dépasse toutes autres sortes d’amour humain. Il parle de la glorification (d’Allâh) faite par les atomes de l’univers, ce qui connote que si l’homme réfléchit bien et recherche profondément, il percevra cette louange et cette glorification. Il fait état, enfin, de la nature innée (fitrah) de l’homme et du Souffle du Seigneur qu’elle a reçu : «puis Il lui donna sa forme parfaite et lui insuffla de Son Esprit.»[19] Tous ces indices et bien d’autres, suffisent à inspirer à l’homme des concepts sublimes relatifs au Créateur, à l’univers et à l’humain, notamment en ce qui concerne la relation entre l’homme avec son Créateur.

Mais comme nous l’avons dit précédemment, nous n’entendons pas par cet exposé, juger dans quelle mesure les ‘urafâ’ ont réussi à utiliser ces vérités enrichissantes à bon escient ni à porter un jugement sur la justesse ou la fausseté de leurs opinions. Ce qui nous importe avant tout c’est de montrer les idées tendancieuses que les Occidentaux et leurs adeptes répandent pour tenter de vider l’Islâm de son contenu spirituel, et de souligner la grande richesse que recèle l’Islâm et qui peut constituer une matière apte à inspirer aux Musulmans les vérités et les concepts sublimes que nous avons relevés, c’est dire que même à supposer que les ‘urafâ’  au sens technique du terme- n’aient pu l’exploiter correctement, d’autres pourront le faire.   

En outre, les récits hagiographiques (riwâyah), les sermons, les du‘â’, (prière de demande), débats islamiques et les biographies des hautes personnalités qui grandirent au berceau de l’Islâm, tout ceci prouve que ce qui se passait aux premiers temps de l’Islâm n’était pas un simple ascétisme creux et une adoration dont on ne s’attend que l’obtention de récompense spirituel!

En effet, on peut trouver dans ces récits, sermons, du‘â’, et débats des concepts sublimes et transcendants. Les biographies des personnages notoires, vécus au premier temps de l’Islâm évoquent une série de concepts qui dénotent l’amour et le désir spirituel, les visions du cœur, la brûlure dans l’affliction spirituelle.

Ainsi, il est rapporté dans le corpus al-Kâfi :

«Un jour, le Messager d’Allâh (P) accomplit en assemblée la Prière de l’aube. Apercevant un jeune homme, la tête rabaissée, le visage pâle, le corps amaigri, les yeux enfoncés dans la tête, il lui dit : «Ô Untel, qu’es-tu devenu? » Le jeune homme répondit : «Je suis dans un état de certitude (dans la foi), ô Messager d’Allâh ». Le Prophète, étonné par cette réponse, lui demanda : «A toute certitude il y une vérité, quelle est donc la vérité de ta certitude? » Le jeune homme dit : «C’est ma certitude qui m’a affligé, m’a fait veiller les nuits et assoiffé les midis. Aussi ai-je délaissé ce bas-monde et tout ce qu’il renferme. Je suis comme si je regardais le Trône de mon Seigneur, qui était dressé pour demander des comptes aux créatures – dont moi-même - rassemblées à l’occasion. Je suis comme si je revoyais les gens du Paradis, accoudés aux divans, jouir du Paradis, se faire connaissance les uns avec les autres. Et comme si je revoyais les gens de l’Enfer torturés, criant. Et comme si j’entendais maintenant la fureur de l’Enfer souffler dans mes oreilles ». Le Messager d’Allâh dit alors à ses Compagnons : «Voilà un serviteur dont Allâh a illuminé le cœur par la Foi ». Puis s’adressant au jeune homme, il lui dit : « Continue comme tu es. » Le jeune homme demanda : « O Messager d’Allâh, prie Allâh de me donner la chance de mourir en martyr ». Le Messager d’Allâh pria pour lui et il fut tombé effectivement en martyr après neuf autres martyrs »[20].     

De même les propos suivants du Commandeur des Croyants, l’Imâm ‘Alî (p), dont la chaîne de la majorité écrasante des tenants du ‘irfân et du soufisme remonte à lui constituent une source d’inspiration des connaissances et des spiritualités. Nous citons ici deux exemples à titre d’illustration :

Dans le sermon No 219 de son œuvre majeure, Nahj al-Balâghah, on lit : «Allâh – qu’Il soit glorifié et exalté- a fait de l’évocation des attributs d’Allâh  un polissage des cœurs : tu entends par Lui après avoir souffert de lourdeur dans l’oreille, tu vois par Lui après avoir connu une faiblesse dans l’œil, et tu es guidé par Lui après avoir été perdu dans la polémique. Allâh – que Ses Signes soient Puissants- a encore pendant la période dépourvue des Prophètes, des gens à qui Il s’adresse par inspiration et parle à leurs esprits mêmes… »[21]

Dans le sermon 217 où il décrit le pèlerin vers Allâh (sâlik ou le voyageur spirituel), on lit : «Il a ravivé son ‘aql (esprit), fait mourir ses désirs, jusqu’à ce qu’il devînt décharné et son âme limpide, et qu’une brillance très éclairante l’éclairât, lui montrant la voie, le conduisant à travers les chemins. Il passait ainsi d’une position à l’autre des étapes de la perfection et de la demeure de séjour. Ses pieds se sont fixés avec la sûreté de son corps dans la résidence de la sécurité et du confort de façon à faire appel à son coeur et à satisfaire son Seigneur.»[22]

De même, les du‘â’ islamiques, notamment du Chiisme, renferment d’immenses trésors de connaissances de tendance gnostique, tels que Du‘â’ Kumayl, Du ‘â’ Abû Hamzah al-Thamâlî, al-Munâjât al-Cha‘bâniyyah, ainsi que les du‘â’ d’al-Sahîfah al-Sajjâdiyyah.

Avec cette richesse fabuleuse en concepts spirituels et gnostiques islamiques pourquoi recherche-t-on des sources en dehors de l’Islâm ?!

C’est dans le même registre que s’inscrivent les tentatives de certains orientalistes de rechercher à l’extérieur de l’Islâm l’origine et les motifs du mouvement de critique et d’opposition mené par le Compagnon Abû Tharr al-Ghifârî contre les tyrans de son époque et contre leur pratique de l’oppression, de l’injustice, de la dilapidation du fonds publiques et de la thésaurisation des fortunes, mouvement qui lui valut d’être proscrit, torturé et harcelé jusqu’à ce qu’il décédât dans la solitude et le dépaysement  en exil. Et ce fussent ces tentatives desdits orientalistes qui suscitèrent l’interrogation étonnée et sarcastique de l’écrivain chrétien,  Georges Jordâq, qui écrit dans son livre «L’Imâm ‘Alî, La Voix de la Justice humaine » à ce propos: « Ils sont allés interroger  la seguia tarie à propos de la source de la pluie, en oubliant la mer ambiante toute proche.»

En effet, Abû Tharr aurait-il pu s’inspirer le djihâd (le combat) contre l’injustice d’une source autre que l’Islâm!!! Quelle référence autre que l’Islâm aurait pu inspirer à Abû Tharr sa révolte contre des tyrans et des oppresseurs comme Mu‘âwiyah!?  

Et c’est ce que les orientalistes font avec le ‘irfân aussi lorsqu’ils essaient de rechercher aux spiritualités ‘irfânites une source d’inspiration hors de l’Islâm, ignorant le fait que celui-ci représente une mer immense de spiritualité (….) Mais heureusement que quelques autres orientalistes tels que l’Anglais, Nicholson et le Français, Massignon, qui avaient étudié le ‘irfân musulman d’une façon exhaustive et font l’objet de l’estime de tous, ont reconnu dernièrement que la source primordiale du ‘irfân est le Coran et la Sunna. En effet Nicholson écrit : «Le Coran dit : «Allâh est la Lumière des cieux et de la terre »[23], «C'est Lui le Premier et le Dernier »[24], « C'est Lui, Allâh. Nulle divinité que Lui »[25], «Tout ce qui est sur elle [la terre] doit disparaître »[26], «et Je lui aurais insufflé Mon souffle de vie »[27], «Nous avons effectivement créé l'homme et Nous savons ce que son âme lui suggère et Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire »[28], « Où que vous vous tourniez, la Face (direction) d'Allâh est donc là »[29], «Celui qu'Allâh prive de lumière n'a aucune lumière»[30]. Il est donc inévitable d’affirmer que les racines du soufisme se cachent dans ces versets coraniques, et que les premiers soufis ne considéraient pas le Coran comme rien d’autre qu’une Parole d’Allâh, mais y voyaient aussi un moyen de se rapprocher d’Allâh : ils essayaient par les actes d’adoration et l’approfondissement des différents versets coraniques – et notamment ceux qui parlent de l’Ascension (Mi‘râj) – de revivre eux-mêmes l’état d’ascétisme dans lequel se trouvait le Prophète (P)[31].

Il dit également : «Les fondements de l’unicité dans le soufisme se trouve dans le Coran plus que nulle part ailleurs. De plus, il est dit dans un hadith qudsî[32] :

«Le serviteur continue de se rapprocher de Moi par les actes surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime, et lorsque Je l’aime, Je serais son ouїe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il voit, sa langue par laquelle il parle, et sa main par laquelle il frappe » ».

لا يزال العبد يتقرب اليَّ بالنوافل حتى احبه، فاِذا احببته كنت سمعه الذي يسمع به، وبصره الذي يبصر به، ولسانه الذي ينطق به، ويده التي يبطش بها

Ceci dit, rappelons-le une fois de plus : nous n’entendons pas par cet exposé étudier dans quelle mesure les soufis et les ‘urafâ’ ont réussi à s’inspirer des textes islamiques dans leur doctrine, mais seulement de savoir si la source de leur inspiration était bien les textes islamiques ou bien d’autres sources en dehors de l’Islâm.


Questions (Leçon 3)

1-Quelles sont les trois opinions principales sur l'origine de la gnose en Islam?

2-Quels sont les éléments ou les concepts chez le 'ifrân que certains jurisconsultes trouvent étrangers à l"Islam?

3- Citez quelques hadith et quelques versets coraniques qui indiquent que le 'ifrân en tire sa doctrine.


Leçon 4

Bref historique -1

Les connaissances islamiques originelles et les traditions des Imâms de l’Islâm, riches en rayonnements moraux et spirituels qui constituaient les sources de beaucoup de grands esprits dans le monde musulman, ne se limitent pas à ce qu’on appelle ‘irfân ou soufisme. Mais dans le présent exposé, nous nous bornons à ces deux sujets sans aller plus loin. Bien entendu, vu la nature brève de ces cours, nous traitons l’historique du ‘irfân et du soufisme sans commentaires critiques ni annotations explicatives. Aussi, limitons nous à exposer les tournants qu’ont connus le ‘irfân et le soufisme à partir des premiers temps de l’Islâm jusqu’au Xe siècle (de l’hégire), puis à quelques sujets de ‘irfân et à conclure enfin par l’examen et l’analyse objective de ses racines.

Il est admis généralement qu’il n’existait pas au début de l’Islâm et au premier siècle de l’hégire, un groupe de ‘urafâ’  ou de soufis. Le soufisme est apparu, en effet, au IIe siècle de l’hégire, et le premier à avoir eu droit à la dénomination de soufi fut Abû Hâchim al-çûfî al-Kûfî qui vécut en ce siècle et y érigea le premier couvent pour les adorateurs et les ascètes musulmans[33]. L’histoire ne fixe pas la date du décès d’Abû Hâchim, mais elle nous en laisse un indice en notant qu’il était le professeur de Sufiyân al-Thawrî décédé lui en l’an 161 de l’hégire.

Abû-l-Qâcim al-Quchrî – une des figures de proue des ‘urafâ’  et des soufis- mentionne que cette appellation est apparue avant l’an 200 de l’hégire, et selon Nicholson, elle vit le jour vers la fin du IIe siècle de l’hégire. Mais d’après un récit d’al-Kâfî (Kitâb al-Ma‘îchah), il y avait un groupe contemporain de l’Imâm al-Sâdiq (p) (c’est-à-dire pendant  la première moitié du IIe s.) comme Sufiyân al-Thawrî et un autre groupe qui furent connus sous cette désignation.

Donc si Abû Hâchim al-Kûfî fut le premier à porter cette appellation, alors qu’il était le professeur de Sufiyân al-Kûfî décédé en l’an 161 H., on peut présumer que le mot soufisme fut connu pendant la première moitié du IIe siècle et non à la fin de ce siècle comme le soutiennent Nicholson et d’autres. Ceci dit, il n’y a pas divergence d’avis sur le fait que les soufis furent désignés sous cette appellation parce qu’ils portaient des vêtements soufî (en laine) qui connotent leur détachement des attraits de ce monde. Ils répugnaient ainsi à se vêtir de tissus douillets, avaient un goût prononcé pour les vêtements rudes, notamment en laine brute.

Si nous ignorons la date exacte à laquelle ce groupe s’est donné l’appellation de ‘urafâ’, du moins nous sommes sûr que celle-ci fut répandue au IIIe siècle de l’hégire, à en croire l’affirmation d’al-Sirrî al-Siqtî (décédé en l’an 243 H.)[34]. Toutefois, Abû Naçr al-Sarrâj al-Tûcî rapporte dans son livre «al-Luma‘» - un écrit très crédible dans le domaine du ‘irfân et du soufisme- un récit de Sufiyân al-Thawrî , qui laisse penser que cette désignation est apparue vers la première moitié du IIe siècle[35].

 En tout état de cause, il n’existait pas au I er siècle de l’hégire de groupe dénommé soufisme. Cette appellation n’est apparue qu’au IIe siècle, et le regroupement de personnes sous cette désignation est survenu en ce siècle aussi et non pas au IIIe siècle comme l’ont soutenu certains[36]. 

 Mais l’absence d’un groupe désigné sous cette appellation pendant le premier siècle de l’hégire ne signifie nullement que les dévots des compagnons étaient de simples adorateurs et ascètes au même degré de foi naïve dépourvue de la brillance de la vie spirituelle, comme aiment le dire les Occidentaux et les occidentalisants. En effet, il y avait des Compagnons marqués par leur forte spiritualité, et le niveau de foi de tous les Compagnons n’était pas le même. Ainsi Salmân al-Fâresi et Abû Tharr, par exemple, n’étaient pas au même degré de foi, comme en attestent de nombreux hadiths dont celui-ci : «Si Abû Tharr savait ce qu’il y a dans le cœur de Salmân, il l’aurait tué »[37]. 

 Les ‘urafâ’  du IIe Siècle :

  1-Al-Hassan al-Baçrî : De même que le kalâm (la scolastique musulmane) commence avec Hassan al-Baçrî (décédé en 110 H.) de même le terme ‘irfân débute par lui.

Il est né en l’an 22 de l’hégire et vécut 88 ans dont la plus grande partie au Ier siècle.

Il est clair qu’al-Hassan al-Baçrî ne fut pas connu comme soufi, mais on le compta parmi les soufis pour avoir écrit un livre intitulé «Ri‘âyat huqûq Allâh» (Le respect des droits d’Allâh) que l’on peut considérer comme le premier livre soufi. L’unique copie existant de ce livre se trouve à l’université d’Oxford. Selon Nicholson : «Le premier Musulman à avoir écrit sur la vraie manière de vivre soufie est al-Hassan al-Baçrî, puis il fut suivi par d’autres qui expliqueront les fondements du soufisme pour atteindre aux hautes positions (spirituelles), en commençant par la repentance et en passant par une série d’autres pratiques qu’il faut effectuer successivement pour s’élever jusqu’à la Position Sublime»[38].   

Il est à noter que les ‘urafâ’  eux-mêmes font remonter certaines chaînes de la Voie soufie, telle celle des Cheikhs d’Abû Sa‘îd Abû-l-Khayr[39], à al-Hassan al-Baçrî et de là à l’Imâm ‘Alî (p). De même, dans son « Fihrast » (Article 5, 5ème Art) Ibn al-Nadîm fait remonter la chaîne d’Abû Muhammad Ja‘far al-Khuldî à al-Hassan al-Baçrî, et affirme que ce dernier était le contemporain des 70 survivants de la Bataille de Badr.

Il apparaît, d’après certains récits, qu’al-Hassan al-Baçrî était plus tard pratiquement l’un de ceux qui ont eu la réputation de soufis. Nous rapporterons certains de ces récits dans un autre contexte. Il est à noter aussi qu’al-Hassan al-Baçrî avait des racines iraniennes.

2-Mâlik Ibn Dînâr (décédé en 131 H.) : Il était de Bassora et il s’adonna à un ascétisme excessif et au détachement de ce monde.

3-Ibrâhîm Ibn al-Adham : Il est de la ville de Balakh et il eut une histoire connue semblable à celle de Bouddha, car on dit qu’au début il était le Sultan de cette ville, et qu’après avoir vécu certains événements, il se repentit et s’engagea dans la voie soufie. Les ‘urafâ’  le tinrent en très haute estime. Il mourut approximativement en l’an 161 H.

4-Râbi‘ah al-‘Adawiyyah : Elle est soit égyptienne soit Baçrite (de la ville de Bassora en Irak). Elle fut une des étrangetés de l’histoire. Elle fut surnommée «Rabi‘ah» (quatrième) parce qu’elle naquit après la naissance de trois sœurs. A ne pas la confondre avec Rabi‘ah  al-Châmiyyah qui vécut au IXe siècle et fut la contemporaine d’al-Jâmî.

Rabi‘ah avait des états étranges, et composa des poèmes considérés comme le sommet du ‘irfân. On raconte d’elle une histoire amusante concernant la visite que lui rendirent al-Hassan al-Baçrî, Mâlik Ibn Dînâr et une troisième personne. Elle mourut en l’un 135 ou 136 H., ou selon d’autres sources en 180 ou 185 H.

5-Abû Hâchim al-Çûfî al-Kûfî : Il était syrien. Il vécut et mourut en Syrie. Toutefois, on ignore la date de sa mort. La seule chose de lui dont est sûre est qu’il fut le professeur de Sufiyân al-Thawrî (décédé en 161 H.). Il paraît qu’il fut le premier à avoir droit à l’étiquette de soufi. Sufiyân dit de lui : «Sans Abû Hâchim, je n’aurais pas connu les subtilités de la cagoterie. »

6-Chaqîq al-Balkhî : Il était l’élève d’Ibrâhîm al-Ad-ham. Il est noté dans le livre «Rîhânat-ul-Adab» citant «Kashf-ul-Ghummah » de ‘Alî Ibn ‘Îssâ al-Atbalî et «Nûr-ul-Abçâr» d’al-Chalbanjî que Chaqîq rencontra l’Imâm Mûssa al-Redhâ (p) et qu’il rapporta de lui des récits spirituels extraordinaires.    

Il mourut en l’an 153 ou 174 ou encore 184 de l’hégire selon les différentes sources.

7-Ma‘rûf al-Karkhî : Il était du quartier al-Karkh à Baghdâd et il semblerait qu’il était d’origine iranienne puisque son père s’appelait «Fayrûz ». Il comptait parmi les plus célèbres des ‘urafâ’  et on dit que ses parents étaient des Chrétiens et qu’il se convertit à l’Islâm sous l’égide de l’Imâm Mûssâ al-Redhâ (p) dont il apprendra beaucoup de sciences. Selon les ‘urafâ’, beaucoup de chaînes du soufisme remontent à lui et puis à l’Imâm al-Redhâ (p) et à ses prédécesseurs puis au Noble Prophète (P). C’est pourquoi cette chaîne (celle d’al-Karkhî) fut connue sous la désignation de la chaîne dorée (al-Silsilah al-thahabiyyah), c’est du moins ce que réclament tous les thahabiyyoun (les membres de cette chaîne).

Deux dates sont retenues  pour son décès : 200 ou 206 de l’hégire.

8-Al-Fudhayl Ibn ‘Ayâdh (décédé en 187 H.) : Il était de Marw, donc iranien avec des racines arabes.

On dit qu’il avait été à l’origine un brigand et qu’un jour, alors qu’il escaladait un mur pour commettre un vol, il vit un homme dans l’obscurité en train de prier et de réciter le Coran. Il fut troublé par les versets coraniques et se repentit tout de suite. On lui attribue la paternité du livre « Miçbâh al-Charî‘ah » dont on dit qu’il consistait en les cours qu’il avait appris de l’Imâm al-Sâdiq (p), ouvrage accrédité par le grand traditionniste al-Muhaddith al-Hâj Mirzâ Hussain al-Nûrî.

Les ‘urafâ’  du IIIe siècle :

1-Bâyazîd al-Bastâmî (Tayfûr Ibn ‘ïssâ) (décédé en 261 h.) : Il est l’un des plus grands ‘urafâ’  et il est originaire de Bastâm. On dit qu’il fut le premier à parler franchement de l’anéantissement en Allâh et de la fusion en Allâh. Il disait de lui-même à ce propos: «Je suis sorti de Bâyazîd comme le serpent sort de sa peau ».

Bâyazîd eut quelques écarts langagiers qui lui valurent d’être accusé de mécroyance, alors que les ‘urafâ’  voyaient en ces écarts son appartenance au courant de «sukr» (ivresse spirituelle), c’est-à-dire qu’il fit ses écarts dans l’état de l’anéantissement dans l’Essence divine.

D’aucuns prétendirent qu’il fut serveur d’eau dans la maison de l’Imâm al-Sâdiq (p), mais l’histoire infirme cette prétention car Bâyazîd n’était pas contemporain de l’Imâm (p).

2-Bishr al-Hâfî : Il était de Baghdâd mais ses ancêtres étaient de Marw. Au début, il était un débauché et un libertin, mais par la suite, Allâh le guida vers la repentance. Al-‘Allâmah al-Hillî écrit dans « Minhâj al-Karâmah » qu’il se repentit en présence de l’Imâm Mûssâ Ibn Ja‘far (p).

Il eut droit au sobriquet d’al-hâfî (déchaussé, pieds nus), car il marchait pieds nus, mais d’autres évoquent autres causes pour ce surnom.

Il mourut en l’an 226 ou 227 de l’hégire.

3-Al-Sirrî al-Siqtî : il était de Baghdad mais on ignore ses origines.  Il fut un ami de Bishr al-Hâfî. C’était un homme affectueux, altruiste envers les serviteurs d’Allâh dont il faisait passer l’intérêt avant le sien. Ibn Khalkân raconte dans «Wafiyyât al-A‘yân » qu’al-Sirrî disait : «J’ai demandé à Allâh pardon pendant 30 ans pour avoir dit un jour «Dieu merci » (alhamdu lillâh). On lui demanda : «Comment cela? » Il s’expliqua ainsi : «Une nuit, le feu fut déclaré dans le souk. Je suis sorti alors m’enquérir du sort de ma boutique. On m’informa que le feu ne l’avait pas touchée. Je dis alors : «Dieu merci ». Puis je me suis rendu compte que ce que je venais de dire, trahit mon égoïsme et mon indifférence aux affaires des Musulmans. Aussi me suis-je mis à demander à Allâh de me pardonner depuis lors ».

Al-Sirrî était un élève et un adepte de Ma‘rûf al-Karkhî et en même temps le professeur de son neveu (le fils de sa sœur) Junayd al-Baghdâdî. Il avait beaucoup d’écrits sur l’Unicité et l’amour divin. C’est lui qui dit : «Le gnostique est comme le soleil rayonnant sur tous les coins de la terre qui porte le maigre et le gras, et comme l’eau par laquelle se ravivent les cœurs assoiffés, et le flambeau qui éclaire tous les lieux ».

Il mourut en l’an 245 ou 250 de l’hégire, âgé alors de plus de 98 ans.

4-Al-Harith al-Muhâcibî (décédé en l’an 243 H.) : Ses origines remontent à la ville de Bassora. Il était un compagnon de Junayd. Il fut surnommé al-Muhâcibî en raison de son métier de comptable et de vérificateur. Il était contemporain d’Ahmad Ibn Hanbal, lequel étant fortement opposé au kalâm (scolastique musulmane), le chassa, ce qui éloigna les gens de lui.

5-Junayd al-Baghdâdî : Ses origines remontent à Nahâwand. Les ‘urafâ’  et les soufis l’appelaient «Sayyid al-Tâ’ifah » (Le Maître de la secte). C’était un gnostique modéré. Il n’eut pas les écarts langagiers prononcés par d’autres, et ne portait pas les vêtements des soufis, mais ceux des uléma et des faqîh (jurisconsultes). Lorsqu’on lui demanda : «Pourquoi ne portez-vous pas les vêtements des soufis pour leur ressembler? », il répondit : «Si je savais que les vêtements ont un effet, j’aurais porté une robe en fer embrasé. En fait ce qui compte ce n’est pas le tissu, mais la brûlure intérieure ».

Il était le neveu et l’élève d’al-Sirrî al-Saqtî, mais aussi l’élève d’al-Harith al-Muhacibî.

On dit qu’il mourut à l’âge de 90 ans en 297 de l’hégire.

6-Thû-l-Nûn al-Miçrî : Il était égyptien et étudia le fiqh (la jurisprudence) chez le célèbre Mâlik Ibn Anas. Al-Jâmî le surnomma «Le Chef des soufis ». Il fut le premier à utiliser les symboles pour désigner les termes techniques soufis afin qu’ils ne fussent compris que par les initiés. Dès lors, ce sont ses symboles qui furent utilisés par les soufis, et les concepts gnostiques commencèrent à se faire connaître à travers les poèmes d’amour et les expressions symboliques. D’aucuns soutiennent que Thû-l-Nûn introduisit dans le ‘irfân et le soufisme beaucoup d’enseignements de la philosophie néoplatonicienne.

Il mourut entre 240 et 250 de l’hégire.

7-Sahl Ibn ‘Abdullah al-Tastarî : Il compte parmi les grands ‘urafâ’  et soufis. Il est originaire de Shushtar (en Iran). On lui attribue la paternité d’un groupe de ‘urafâ’  et de soufis –qui adoptèrent comme fondement «la lutte contre soi-même »[40]- connu sous la désignation de «sahliyyah».

Il rencontra Thû-l-Nûn al-Miçrî à la Mecque. Il mourut en 263 ou 283H.[41].              

8-Hussain Ibn Mançûr al-Hallâj : Il était natif  de la ville d’al-Baydhâ’ près de Chirâz (Iran), mais il vécut et grandit en Irak. Il provoqua un grand vacarme sur le ‘irfân et ses écarts langagiers se sont multipliés. Il s’ensuivit que toutes sortes de bruits circulèrent le concernant et il fut accusé de mécréance et pendu sous le règne du calife abbasside al-Muqtadar. D’autre part, les ‘urafâ’  l’accusèrent de divulguer et de répandre leurs secrets. Certains le classèrent dans la sorcellerie, mais les ‘urafâ’  le blanchissent de cette accusation et soutiennent que les propos mécréants qui sortent de sa bouche, tout comme ceux de Bâyazîd, furent prononcés par eux pendant leur état d’ivresse et d’anéantissement spirituels. Les ‘urafâ’  l’appellent «le martyr ». Il fut exécuté en l’an 306 ou 309 de l’hégire[42]  


Questions (Leçon 4)

1-Quand le soufisme a vu le jour dans l'histoire de l'Islam?

2-Qui était le premier à avoir porté l'étiquette de soufi dans le monde musulman?

3-Quelle est l'origine et la cause de l'appellation  "soufi"?

4- Pourquoi al-Hassan al-Baçrî était-il compté comme un soufi?

5- Citez les noms des trois plus importants des Urafa du IIe siècle.

6-Qu'est-ce que "al-Silsilah al-Thahabiyyeh" ?

7-Citez les noms des trois plus importants soufis du IIIe siècle.

 


Leçons 5 & 6

Bref historique (2)

Les ‘urafâ’  du IVe siècle

1-Abû Bakr al-Chiblî : Il est l’un des plus renommés des ‘urafâ’. Il étudia chez Junayd al-Baghdâdî et fut contemporain d’al-Hallaĵ. Il est originaire de Khorâsân (Iran). Les livres de Biographies dont « Rawdhât al-Jannât » citèrent beaucoup de ces écrits et poèmes gnostiques. Al-Khawâjah ‘Abdullâh al-Ançârî écrit que Thû-l-Nûn al-Miçrî était le premier à s’être exprimé par les symboles et les signes, suivi par al-Junayd qui donna à cette science (soufisme-‘irfân) des règles et un ordre et composa des livres sur ce sujet. Puis vient le rôle d’al-Chiblî pour la porter vers les chaires.

Il mourut entre 234 et 244 de l’hégire à l’âge 87 ans environ.

2-Abû ‘Alî al-Rûdbârî (décédé en l’an 322 H.) : Son ascendance remonte à Anoushîrawân, le célèbre shah sassanide d’Iran. Il fut le compagnon inséparable d’al-Junayd et étudia le fiqh chez Abû-l-‘Abbâs Ibn Charîh et la littérature chez Tha‘lab. On dit qu’il réunit la Charî‘ah (la loi islamique), la Tarîqah (la voie spirituelle soufie) et la Haqîqah (la Vérité).      

3-Abû Naçr al-Sarrâj al-Tûcî (décédé en378 H.) : Il est l’auteur du célèbre livre «al-Luma‘» (ouvrage classique, original et crédible dans le domaine du ‘irfân et du soufisme). Il étudia chez beaucoup de cheikh du soufisme directement ou indirectement. Certains prétendent que le mausolée situé vers la fin de la rue de Mashhad, connu sous le nom de «Pîr Pâlâné Dûz »[43] serait en réalité la tombe de Abû Naçr al-Sarrâj.     

4-Abû-l-Fadhl-al-Sarkhacî (décédé en 369 H.). Il est le neveu d’Abû ‘Alî al-Rûdbârî et compte parmi les ‘urafâ’  de la Syrie.

5- Abû Tâlib al-Makkî (décédé en 385 ou 386 H.) : Il s’est rendu célèbre grâce à son livre «Qût al-Qulûb» qu’il écrivit sur le ‘irfân et le soufisme. Il est originaire de Bilâd al-Jabal en Iran mais était connu sous le nom de Makkî (mécquois) parce qu’il habita à la Mecque.

Les ‘urafâ’  du Ve siècle : 

1-Al-Cheikh Abû-l-Hassan al-Kharqânî (décédé en 425 H.) : Il compte parmi les ‘urafâ’  les plus connus et on raconte sur lui des histoires étonnantes. On dit par exemple qu’il rendait visite au tombeau de Bâyazid al-Bistâmî et lui parlait et que ce dernier de son tombeau résolvait ses problèmes. Al-Mawlawî le cita souvent dans « al-Muthnawî » et déclarait qu’il l’aimait beaucoup et qu’il avait subi son influence. On dit qu’il avait rencontré le célèbre philosophe Avicenne et le gnostique renommé Abû-l-Khayr.

2-Abû Sa‘îd Abû-l-Khayr al-Nichâpûrî (décédé en 440 H.) : Il est l’un des plus renommés et le plus actif des ‘urafâ’. Il composa de très beaux quatrains et des écrits en belle prose cadencée gnostiques. Un jour, Avicenne assista à sa séance de prône où il discourait sur la nécessité de l’action et sur les conséquences respectives de l’obéissance et la désobéissance à Allâh. Avicenne intervint alors et composa des vers dont la teneur approximative est : «Nous n’aspirons qu’à la Miséricorde d’Allâh, qui couvre aussi bien celui qui accomplit les bonnes actions que celui qui ne fait rien. Abû Sa‘îd lui répondit immédiatement en improvisant des vers de la même mesure et de la même rime que les siens qu’on peut résumer ainsi : «Ne compte pas voir un jour où le bienfaiteur et le non-bienfaiteur seront traités également ».

3- Abû ‘Alî al-Daqqâq al-Nîchâpûrî (décédé en 405 ou 412 H.) : Il est considéré comme ayant réuni en lui la pratique et la connaissance de la Charî‘ah (la Loi islamique) et la Tarîqah (la voie soufie). Il était un interprète (mufassir) du Coran et un prêcheur. Il fut surnommé «al-Cheikh al-Bakkâ’» (le cheikh qui ne cesse de pleurer) à force d’avoir pleurer pendant ses supplications adressées à Allâh.

4-Abû ‘Alî Ibn ‘Uthmân al-Hajwîrî al-Ghaznawî (décédé en 470 H.) : Il est l’auteur d’un ouvrage célèbre «Kashf al-Mahjûb » qui vient d’être réédité.

5- Al-Khawâjah ‘Abdullâh al-Ançârî (décédé en 418 H.) : Il est arabe et descend de la lignée du célèbre Compagnon Abû Ayyûb al-Ançârî. Il est l’un des plus pieux et des plus connus des ‘urafâ’ . Il écrivit des aphorismes, des conciliabules (munâjât) et quatrains originaux qui lui ont valu une grande renommée.  Dans l’un de ses discours, il dit : «Si tu était dans ton enfance abject, dans ta jeunesse impétueux, et dans ta vieillesse impuissant, quand tu adorerais Allâh? » Et : «Enlaidir le laid est bassesse et embellir le beau est abêtissement, quant à moi, je m’évertue à embellir le laid ».

Il naquit et mourût à Herât (Afghanistan). De là son surnom : «Cheikh de Herât ». Il écrivit beaucoup de livres dont le plus connu est «Manâzil al-Sâ’irîn »  (Les stades des pèlerins spirituels) considéré comme un livre didactique dans le domaine du «voyage spirituel » (al-Sayr wa-l-Sulûk) et le plus profond des ouvrages gnostiques. Les uléma ont beaucoup commenté cette œuvre.

6-Al-Imâm Abû Hâmid Muhammad al-Ghazâlî al-Tûcî (décédé en 505 H.) : Il est l’un des plus réputés des ‘ulemâ’  de l’Islâm. Sa renommée s’étendit à l’orient et à l’occident du monde. Il cumula les sciences rationnelles et instrumentales. Il fut le président de «Jâmi‘ al-Nidhâmiyyah », la plus haute  position spirituelle de l’époque. Mais n’ayant trouvé dans les connaissances qu’il avait acquises ni dans la position qu’il avait obtenue ce qui satisfait son désir spirituel, il s’occulta et se mit à rééduquer son âme pendant dix ans à Bayt-ul-Maqdas. Tout au long de cette période de retraite spirituelle, il s’orienta vers le ‘irfân et le soufisme et n’accepta plus aucune fonction officielle jusqu’à la fin de sa vie. Après cette période d’exercices spirituels, il écrivit son célèbre livre : «Ihyâ’ ‘Ulûm al-Dîn ». Il mourut à Tûs, sa ville natale.

Les ‘urafâ’  du VIe siècle :

1-‘Ayn al-Qudhât al-Hamadânî : Il fut le plus zélé des ‘urafâ’  et un adepte d’Ahmad al-Ghazâlî, le frère cadet de Muhammad al-Ghazâlî, un gnostique lui aussi. Il écrivit beaucoup de livres, ainsi que des poèmes riches en significations mais dont certains n’étaient pas dénués de propos d’apparence blasphématoire (chatahât) à cause desquels il fut considéré comme mécréant, assassiné et brûlé entre l’an 525 et 535 H.

2- Al-Sanâ’î al-Ghaznawî : Il était un poète connu et mourut pendant la première moitié du VIe Siècle. Ses poèmes débordaient de gnose profonde. Al-Mawlawî rapporta ses dires dans al-Mathnawî et les expliqua.

3- Ahmad al-Jâmî (décédé en 536) : C’est l’un des ‘urafâ’  et soufis de renom. Il composa des poèmes sur la peur et l’espérance. Sa tombe est connue à Turbat Jâm, à la frontière irano-afghane.

4- ‘Abdul-Qâdir al-Jîlânî (décédé en l’an 560 ou 561 H.) : Il naquit au nord de l’Iran mais il vécut, grandit et mourut à Baghdad et y fut enterré. D’aucuns soutiennent qu’il était natif du quartier « Jîl » à Baghdad et non pas de «Guîlân » d’Iran. Il était une personnalité islamique tumultueuse à qui on attribue la paternité de la chaîne qâdiriyyah, l’une des principales chaînes soufies. Sa tombe est un lieu de visite en Irak. Il descend de l’Imâm al-Hassan (p).

5- Cheikh Rûzbahân al-Baqlî al-Chîrâzî, connu sous l’appellation d’«al-Cheikh al-Châttâh» à cause de la multitude de ses «propos d’apparence blasphématoire » (chat-hah). Il mourut en 606 H. Les orientalistes publièrent dernièrement certains de ses livres.  

Les ‘urafâ’  du VIIe siècle :

Ce siècle vit l’apparition des ‘urafâ’  éminents dont nous mentionnons certains d’entre eux selon l’ordre de la date de leur décès :

1- Cheikh Najm-ul-Dîn Kubrâ al-Khawârizmî : C’est l’un des plus grands et des plus renommés des ‘urafâ’. La plupart des chaînes gnostiques remontent à lui. Il avait été l’élève, l’adepte et le beau fils du Cheikh Rûzbahân al-Chîrâzî. De même il avait beaucoup de disciples dont Bahâ’-ul-Dîn al-Walad, le père de Mawlânâ al-Mawlawî al-Rûmî. Il vécut à Khawârizm et connut l’invasion mongole. Lorsque les mongols décidèrent d’envahir Khawârizm, ils lui envoyèrent une lettre de sauf-conduit lui permettant de sortir en toute sécurité de la ville pour avoir la vie sauve. Mais il leur répondit : «J’ai vécu avec les habitants de cette ville dans l’aisance, et je ne vais pas les abandonner dans la difficulté ». Joignant l’acte à la parole, il mit ses habits de guerre et combattit avec ses concitoyens jusqu’à ce qu’il fût mort en martyr en l’an 616 de l’hégire. 

2- Cheikh Farîd al-‘Attâr : Il compte parmi les plus grands et les plus en vue des ‘urafâ’ . Il écrivit des livres en prose et en vers. Son ouvrage «Tath-kirat al-Awliyâ’» est l’une des plus importantes sources auxquelles se sont intéressés les orientalistes. Il expliqua dans ce livre les notices biographiques des ‘urafâ’  et des soufis en commençant par l’Imâm al-Sâdiq (p) et en finissant par l’Imâm al-Bâqir (p). De même son livre «Mantiq al-Tayr» (Le Langage des Oiseaux) est l’un des plus merveilleux ouvrages gnostiques.

IL étudia chez Cheikh Majd-ud-Dîn al-Baghdâdî, un adepte et disciple du Cheikh Najm-ud-Dîn Kubrî al-Khawârizmî. Il atteignit aussi l’époque de Qutb-ud-Dîn Haydar qui avait été un des cheikhs de cette époque-là et qui fut enterré dans «Turbaté Haydariyyah » qui porte son nom. La mort d’al-‘Attâr coïncida avec les troubles des Mongols et on dit qu’il fut assassiné par ceux-ci entre 626 et 628 de l’hégire.

3- Cheikh Chahâb-ud-Dîn al-Suhrawardî al-Zanjânî (décédé en 632 h.) : Il composa le livre «‘Awârif al-Ma’ârif » considéré comme une des sources précieuses de la gnose. Son ascendance remonte à Abû Bakr. Il accomplissait le Pèlerinage et se rendait auprès de la tombe du Prophète (P) une fois par an. Il connut ‘Abdul-Qâdir al-Jîlânî et lui parla. Cheikh Sa‘dî al-Chîrâzî et Kamâl-ud-Dîn Ismâ‘îl al-Içfahânî, deux poètes célèbres furent parmi ses adeptes. A ne pas confondre avec son homonyme Cheikh Chahâb-ud-Dîn al-Suhrawardî, le célèbre philosophe assassiné, alias Cheikh al-Ichrâq, tué à Halab  entre 581 et 590 de l’hégire.

4- Ibn al-Fâridh al-Miçrî (décédé en 632 H.) : Il compte parmi les ‘urafâ’  les plus en vue et il composa des vers gnostiques en arabe, qui sentent la perfection et la finesse. On publia plusieurs fois son recueil de poésie et de grands ‘urafâ’  tel que ‘Abdul-Rahmân al-Jâmî (un des ‘urafâ’  renommé du IXe siècle) s’ingénièrent à expliquer ses poèmes. On a même comparé sa poésie à celle de Hâfidh al-Chîrâzî. Lorsque Muhyy-id-Dîn Ibn ‘Arabî lui avait demandé d’éclaircir ses poèmes, il lui répondit : «Votre livre (al-Futûhât al-Makkiyyah) est l’explication de mes poèmes ».

Ibn al-Fâridh vivait souvent des états gnostiques et se trouvait dans l’extase et l’attraction spirituelle. Et c’est lorsqu’il se trouvait dans de tels états qu’il composa la plupart de ses poèmes.

5- Muhyy-id-Dîn Ibn ‘Arabî al-Hâtamî al-Tâ’î al-Andaluci (décédé en638 H.) : Il naquit en Andalousie et son ascendance remonte à Hâtam al-Tâ’î. Il semblerait qu’il passa la plus grande partie de sa vie à la Mecque et en Syrie. Il était le disciple du Cheikh Abû Midyan al-Maghribî al-Andalucî –un gnostique du VIe siècle. La chaîne de sa congrégation remonte à ‘Abdul-Qâdir al-Jîlânî précité. Il ne fait pas de doute que  Muhyy-id-Dîn plus connu sous la dénomination d’Ibn ‘Arabî était le plus grand gnostique de l’Islâm : aucun de ses devanciers ni de ses successeurs ne put rivaliser avec lui dans sa haute position dans la gnose, de là le titre d’«al-Cheikh al-Akbar » (le plus grand cheikh) qu’on lui décerna.

La gnose islamique s’acheminait vers sa perfection progressivement à travers les siècles. Comme nous avons pu le constater dans les précédentes pages, à chaque siècle apparaissaient de grands ‘urafâ’  qui contribuaient à cette marche vers le perfectionnement progressif du ‘irfân, et ce jusqu’à la venue d’Ibn ‘Arabî au VIIe siècle où il fit un grand bond en avant dans la gnose islamique et l’amena vers l’apogée de sa perfection, vers une nouvelle étape jamais atteinte auparavant. De même, Ibn ‘Arabî fonda le second volet du ‘irfân, c’est-à-dire son volet théorique et philosophique.

Ceci dit tous les ‘urafâ’  venus après Ibn ‘Arabî vivront des restes de sa table. En outre, il fut l’objet d’étonnement de son époque au point que les avis le concernant étaient contradictoires : les uns le rehaussaient à la position la plus sublime de la piété et voyaient en lui l’ami parfait d’Allâh, un pôle, d’autres le rabaissèrent au plus bas niveau de la mécréance en le traitant tantôt de «mumît-ud-dîn» (l’anéantisseur de la religion) ou de «hî-d-dîn» (l’effaceur de la religion).

Toutefois, Sadr-ul-Muta’allihîn, le grand philosophe et le génie de l’Islâm le vénérait et le tenait en grande estime. Il le préférait même à al-Fârâbî et à Avicenne. 

Il écrivit environ trois cents livres dont la plupart -sinon la totalité- furent publiés. Le plus important d’entre eux s’intitule «al-Futûhât al-Makkiyyah», un ouvrage très volumineux, ou même une vraie encyclopédie de ‘irfân. Une autre œuvre importante de lui a pour titre «Fuçûç al-Hikam». Bien que ce soit un petit livre, il est considéré comme le texte gnostique le plus précis et le plus profond. Il y eut de nombreux commentaires sur ce livre qui ne pourrait être compris que par une ou deux personnes à chaque époque.

Muhyy-id-Dîn Ibn ‘Arabî mourut et fut enterré à Damas où sa tombe existe toujours.

6-Çadr-ud-Dîn Muhammad al-Qûniyawî : Il est natif de Qûniyah en Turquie. Il était un élève et un adepte de Muhyy-id-Dîn Ibn ‘Arabî et le fils de son épouse. Contemporain d’al-Mawlawî al-Rûmî et d’al-Khawâjah Naçîr-ud-Dîn al-Tûcî, celui-ci le respectait beaucoup et échangeait des lettres avec lui, alors que celui-là avait des relations solides et cordiales avec lui à Qûniyah et priait derrière lui dans les Prières en assemblée qu’il dirigeait. Il semblerait aussi, qu’al-Mawlawî était son élève et que l’influence d’Ibn ‘Arabî très visible dans les écrits de ce dernier avait pour origine ce qu’il avait appris de lui (de Qûniyawî). On dit aussi qu’un jour al-Mawlawî entra chez al-Qûniyawî et que ce dernier lui céda le dossier sur lequel il était assis, ce qu’il refusa gentiment en lui disant : «Que répondrais-je le Jour de la Résurrection si j’acceptais de prendre ta place? » Al-Qûniyawî écarta alors le dossier en lui disant : «Ce qui ne vous convient pas ne me convient pas non plus ».

Al-Qûniyawî était celui qui a expliqué le mieux les idées et les opinions d’Ibn ‘Arabî, et sans ces explications, il aurait été quasi impossible de comprendre ses écrits. La pensée d’Ibn ‘Arabî est clairement reflétée dans « al-Mathnawî » et «Dîwâne Chams». Les ouvrages d’al-Qûniyawî faisaient partie des programmes scolaires de la philosophie et de la gnose islamique durant les six derniers siècles.

Parmi les livres connus d’al-Qûniyawî on peut citer «Miftâh-ul-Ghayb», «al-Nuçûç» et «al-Fukûk».

 Al-Qûniyawî mourut en l’an 672 de l’hégire (la même année où moururent al-Mawlawî et al-Khawâjah Naçîr-ud-Dîn al-Tûcî) ou en 673.

7- Mawlânâ Jalâl-ud-Dîn Muhammad al-Balkhî al-Rûmî (décédé en 672 H.) : Il fut plus connu sous la dénomination d’al-Mawlâwî et il est l’un des plus grands ‘urafâ’  de l’Islâm et des génies du  monde. Son origine remonte à Abû Bakr. Son livre «al-Mathnawî » est un océan de gnose et de sagesse et renferme des détails minutieux du savoir spirituel, social et gnostique. D’autre part, al-Mawlâwî compte parmi les poètes de la première classe en Iran.

 Sa ville natale était «Balkh» qu’il quitta depuis son enfance avec son père pour la Mecque en vue du Pèlerinage. Sur leur chemin, ils rencontrèrent al-Cheikh Farîd-ud-Dîn al-‘Attâr à Nishâpour. Lors de leur voyage de retour, ils se dirigèrent vers la ville de Qûniyah où al-Mawlâwî s’établit. Au début, il était un savant religieux qui exerçait l’enseignement et, en tant que tel, jouissait de l’estime de tout le monde, et ce jusqu’à ce qu’il rencontrât le célèbre gnostique Chams al-Tabrîzî. Il fut fasciné par ce personnage et abandonna tout pour rester avec lui. Il était tellement attaché à lui qu’il intitula son recueil de poèmes d’amour spirituel «Chams». Il le cita plusieurs fois dans sa célébrissime œuvre «al-Mathnawî ».

8- Fakhr-ud-Dîn al-‘Irâqî al-Hamadânî (décédé en 688 H.) : C’était un poète connu, il fut élève de Çadr-ud-Dîn al-Qûniyawî et l’adepte de Chihâb-ud-Dîn al-Sohrawardî précité.

Les ‘urafâ’  du VIIIe siècle

1- ‘Alâ’-ud-Dawlah al-Simnânî (décédé en 736 H.) : Au début, il occupait le poste de la Direction du Cabinet, mais il quitta sa fonction pour s’engager dans la voie gnostique et il dépensa toute sa fortune sur le chemin d’Allâh. Il écrivit beaucoup de livres et il avait des idées personnelles sur la gnose théorique, mentionnées dans les plus importants ouvrages gnostiques. Le célèbre poète, al-Khawâjawî al-Kermânî qui le complimenta dans ses poèmes compte parmi ses adeptes.

2- ‘Abdul-Razzâq al-Kâchânî (décédé en 735 H.) : C’était un chercheur (muhaqqiq) et un gnostique de son époque. Il entreprit l’explication du livre d’Ibn ‘Arabî, «al-Fuçûç» et celui d’al-Khawâjah ‘Abdullâh al-Ançâtî, «Manâzil al-Sa’irîn », deux livres publiés auxquels se réfèrent les chercheurs.

Dans la note de son commentaire sur ‘Abdul-Razzâq al-Lâhijî, l’auteur de «Rawdhât al-Jannât» écrivit : «Al-Chahîd al-Thânî loua avec beaucoup d’éloquence ‘Abdul-Razzâq al-Kâchânî »

Il y avait entre lui et ‘Alâ’-ud-Dawlah al-Simnânî précité des polémiques sur les questions de la gnose théorique, apportées par Ibn ‘Arabî.

3- Al-Khawâjah Hâfidh al-Chîrâzî [44](décédé en 791 H.) : Malgré sa grande renommée, il reste un personnage entouré de mystère et de brouillard. La seule chose qu’on connaît de lui avec certitude c’est qu’il était un savant religieux (‘âlim), un gnostique, un mémorisateur et un interprète du Coran, comme il nous le fit comprendre dans ses poèmes.

Bien qu’il parle souvent du cheikh de sa voie (tarîqah), on ne sait pas qui était son cheikh et son maître.

Les poèmes de Hâfidh sont considérés comme le sommet de la gnose musulmane. Mais rares sont ceux qui saisissaient la finesse et les méandres de sa gnose. Cependant, tous les ‘urafâ’ qui lui ont succédé reconnaissent sa vertu et sa traversée de toutes les positions du voyage spirituel, sur le plan pratique. Certains parmi les sommités de la Gnose musulmane s’évertuèrent à expliquer et commenter certains de ses poèmes. Parmi eux citons al-Muhaqqiq Jalâl-ud-Dîn al-Dawânî, le célèbre philosophe du IXe siècle de l’hégire, qui a écrit un essai explicatif du vers suivant :

" بيرَ ما كفت : خطا بر قلم صنع نرفت      آفرين بر نظر باك خطا بوشش باد "

4- Al-Cheikh Mahmûd al-Chabastarî (décédé en 720 H.): Il composa un poème intitulé «Rawdhat al-Asrâr » dont les contenus gnostiques sont très profonds et ce recueil compte parmi les livres gnostiques les plus sublimes. Et c’est à ce livre qu’il doit sa grande renommée. Beaucoup d’auteurs ont commenté son livre, et le meilleur commentaire est sans doute celui du Cheikh Muhammad al-Lâhîjî, qui est imprimé et disponible actuellement.

5- Al-Sayyid Haydar al-Âmulî : C’est l’un des chercheurs gnostiques. Il composa un livre intitulé «Jâmi ‘al-Asrâr», considéré comme un ouvrage précis sur la gnose musulmane et qui reçut un commentaire très positif de la part d’Ibn ‘Arabî. Il est sorti dans une belle édition. Son autre livre est «Naç-çu-nuçûç fî charh-ul-Fuçûç ». Il était le contemporain du célèbre faqîh (jurisconsulte) al-Muhaqqiq al-Hillî. On ne connaît pas la date de sa mort.

6- ‘Abdul-Karîm al-Jîlî : Il est l’auteur d’«al-Insân al-Kâmil » (L’Homme parfait). Le premier à avoir traité du sujet de «l’Homme parfait », sur le plan théorique fut Ibn ‘Arabî. Par la suite, un grand volet fut ouvert à ce thème. Çadr-ud-Dîn al-Qûnawî, le disciple d’Ibn ‘Arabî a consacré à ce sujet chapitre détaillé. À notre connaissance, à part deux parmi les ‘urafâ’, personne d’autre n’avait consacré un livre à part entier à ce thème. Ce sont ‘Azîz-ud-Dîn  al-Nasfî, un gnostique de la seconde moitié du VIIe siècle, et ‘Abdul-Karîm al-Jîlî. Les deux livres portent ce même titre (al-Insân al-Kâmel). Al-Jîlî mourut en l’an 805 de l’hégire, à l’âge de 38 ans, et on ne sait pas s’il tire son nom de «Jîl » à Baghdad ou de «Jîlân » au nord de l’Iran.

Les ‘urafâ’  du IXe siècle :

1- Shâh Ni‘mat-ullâh al-Walî : Son ascendance remonte à l’Imâm ‘Alî (p) et il est l’un des ‘urafâ’  et des soufis bien connus. De même, la chaîne de sa voie est la plus connue des chaînes soufies à notre époque. Sa tombe à Mâhân (province de Kerman en Iran) est un lieu de visite pieuse des soufis. On dit qu’il mourut à l’âge de 95 ans et la date de sa mort oscille entre 820, 827 et 834 selon les différentes sources. Il passa la plus grande partie de sa vie au VIIIe Siècle et il rencontra Hâfidh al-Chîrâzî. Il légua beaucoup de vers gnostiques.

2- Çâ’in-ud-Dîn ‘Alî Tirkah al-Içfahânî : Il compte parmi les chercheurs gnostiques et il était le bras long de la gnose théorique fondée par Ibn ‘Arabî. De même, son livre «Tamhîd al-Qawâ‘id » qui a été réédité dernièrement, témoigne de son érudition dans la gnose et constitua la source des chercheurs après lui.

3- Muhammad Ibn Hamzah al-Fannârî al-Rûmî : Il était l’un des uléma de l’État Ottoman et c’était un esprit encyclopédique qui écrivit beaucoup de livres. Il doit sa renommée en gnose à son livre «Miçbâh al-Uns », lequel est une explication du «Miftâh al-Ghayb » de Çadr-ud-Dîn al-Qûnawî. Si rares furent ceux qui étaient capables d’expliquer les œuvres d’Ibn ‘Arabî ou de Çadr-ud-Dîn al-Qûnawî, al-Fannârî, lui l’a fait, et tous les chercheurs gnostiques qui lui succédèrent reconnurent la valeur de ses explications.

Ce livre a été édité en impression de pierre[45] à Téhéran avec les annotations de feu Äghâ Mirzâ Hâchim al-Rachtî, un gnostique et muhaqqiq (chercheur) du siècle dernier. Mais il est regrettable que sa mauvaise impression empêchât la lecture de certaines des notes de feu al-Rachtî.

4- Chams-ud-Dîn Muhammad al-Lâhijî al-Nûrbakh-chî : Il est le commentateur de «Rawdhat al-Asrâr » de Mahmûd al-Chabastarî. Il habitait à Chîrâz et il fut le contemporain de Mîr Çadr-ud-Dîn al-Dachtakî et al-‘Allâmah al-Dawânî. Al-Qâdhî Nûrullâh mentionna dans «Majâlis al-Mu’minîn » que ces deux sommités qui comptaient parmi les théosophes en vue de leur époque tenaient en très grande estime al-Lâhîjî. Il était un adepte de Sayyid Muhammad Nûrbakh-ch, l’élève d’ibn Fahd al-Hillî.

Al-Lâhijî écrivit dans «Charh Rawdhat al-Asrâr» page 698 qu’il commença sa chaîne dans la Voie par Sayyid Muhammad Nûrbakh-ch, et de là à Ma‘rûf al-Karkhî, puis à l’Imâm al-Redhâ (p) et ses prédécesseurs Imâms d’Ahl-ul-Bayt (p) et finissant par le Saint Prophète (P). On appelle cette chaîne de gnostiques, (la Chaîne d’or).

Al-Lâhîjî doit sa renommée à son commentaire de «Rawdhat al-Asrâr », lequel est considéré parmi les textes gnostiques les plus précieux. Et comme il le mentionne dans l’introduction, il commença la rédaction de son livre en 877 de l’hégire.

Nous ne connaissons pas la date exacte de sa mort, survenue vraisemblablement avant le IXe siècle de l’hégire.

5- Nûr-ud-Dîn ‘Abdul-Rahmân al-Jâmî : Il avait des racines arabes car son origine remonte à Muhammad Ibn al-Hassan al-Chîbânî, le célèbre jurisconsulte du IIe siècle de l’hégire. 

Al-Jâmî était un poète suffisamment appréciable pour être considéré comme le dernier des poètes gnostiques de langue persane.

Au début il était surnommé al-Dachtî, mais en raison de sa naissance dans la ville de Jâm dans l’agglomération de Mashhad et étant un adepte d’Ahmad al-Jâmî (al-Jandabîl) il sera rebaptisé « al-Jâmî » par la suite.

Al-Jâmî fut parvenu aux hauts niveaux des différentes disciplines scolaires des sciences religieuses : la syntaxe, la morphologie, la jurisprudence, les fondements (uçûl), la logique, la philosophie et le ‘irfân. Il écrivit de nombreux livres dont : le «Charh » (Explication) des « Fuçûç al-Hikam » d’Ibn ‘Arabî, «Charh » d’«al-Lumu‘ât» de Fakhr-ud-Dîn al-‘Irâqî, «Charh Tâ’iyyat Ibn al-Fâ’idh », «Charh » du «Poème al-Burdah » un panégyrique du Prophète (P), «  Charh » du «Mîmiyyat al-Furuzdoq », un panégyrique de l’Imâm ‘Alî Ibn al-Hussain (p), «al-Lawâ’ih », «al-Bahâristân » lequel est composé sur le modèle de «Golestan » du célèbre poète Sa‘dî al-Chîrâzî, «Nafahât al-Uns Fî Bayân Sîrat al-‘Urafâ’».

Notons qu’Al-Jâmî était un adepte de la Voie de Bahâ’-ud-Dîn al-Naqchaband, le fondateur de la Voie Naqchabandiyyah, alors qu’il est plus connu que ce dernier sur le plan culturel. De même, bien qu’il fût un adepte de la Voie de Sayyid Muhammad Nûr Bakh-ch, al-Lâhîjî était également plus connu que ce dernier sur le même plan. Or, comme nous étudions le ‘irfân dans ce livre du point de vue culturel sans le regarder en tant qu’une conduite et une voie spécifiques, nous avons mis l’accent sur ‘Abdul-Rahmân al-Jâmî et Muhammad al-Lâhîjî plutôt que sur ceux qui étaient les chefs de leurs voies respectives.

Al-Jâmî mourut en l’an 898 de l’hégire à l’âge de 81 ans.

*        *        *

Nous terminons ainsi notre bref historique du ‘irfân depuis ses prémices jusqu’au IXe siècle où le ‘irfân a pris –à notre avis- une autre forme. En effet, jusqu’à cette date indiquée, les personnalités scientifiques et culturelles du ‘irfân appartenaient toutes aux chaînes soufies, et les personnalités centrales du soufisme étaient les sommets scientifiques et culturels du ‘irfân et léguèrent de grandes œuvres dans ce domaine. Mais dès qu’on dépassa le IXe siècle la situation a changé, car :

Premièrement : Toutes les figures centrales du soufisme ou du moins la plupart d’entre elles qui vont apparaître n’auront pas le haut degré scientifique que connurent leurs prédécesseurs. On pourrait même dire que le soufisme était dominé depuis lors par l’attachement aux apparences, ce qui déboucha naturellement sur l’émergence de certaines hérésies.

Deuxièmement : D’aucuns se sont spécialisés dans le ‘irfân théorique qu’avait fondé Ibn ‘Arabî bien qu’ils n’eussent appartenu à aucune des Voies soufies et ont atteint un tel haut degré de spécialisation qu’aucun soufi n’a pu atteindre.

Par exemple Çadr-ul-Muta’llihîn al-Chirâzî (décédé en 1050 H.) et son disciple, al-Faydh al-Kâchânî (décédé en 1091 H.), ainsi que son disciple al-Qâdhî Sa‘îd al-Qummî n’appartenaient à aucune des chaînes du soufisme, et étaient pourtant plus au fait du ‘irfân théorique d’Ibn ‘Arabî que n’importe lequel de leurs contemporains parmi les figures centrales du soufisme. Cette nouvelle donne continua jusqu’à notre époque où feu Aghâ Muhammad Redhâ al-Hakîm al-Qamcha’î, et feu Aghâ Mirzâ Hâchim al-Rachtî, qui comptaient parmi les savants et les théosophes du siècle dernier, étaient des spécialistes du ‘irfân théorique sans appartenir aux Voies soufies. Et en règle générale, depuis que furent établis les fondements du ‘irfân théorique à l’époque d’Ibn ‘Arabî jusqu’à celle de Çadr-ud-Dîn al-Qawnawî, le ‘irfân avait une empreinte philosophique. Mais, après cette époque, cette situation a pris une autre tournure. Ainsi, on peut remarquer que la plupart des spécialistes du ‘irfân théorique au Xe siècle n’étaient pas des adeptes du ‘irfân pratique, du voyage spirituel[46] et de la Voie[47]. Et même s’ils l’étaient, ils n’appartenaient officiellement à aucune des Voies soufies connues.

Troisièmement : On peut voir à partir du Xe siècle des personnes et des groupes (dans le monde du chiisme) pratiquer «al-Sayr wa-l-Sulûk » (le voyage spirituel) et atteindre une haute position dans le ‘irfân sans faire partie d’aucune des chaînes gnostiques ou soufies connues. Mieux, ils les ont ignorées ou rejetées ou même s’y sont radicalement opposés. Ce qui caractérise cette catégorie de personnes -qui étaient des faqîh aussi- c’est qu’elles ont concilié les règles de la Conduite (sulûk) et celles du fiqh (la jurisprudence musulmane).   


Questions (Leçons 5-6)

    1 - Qui était le premier soufi à s'être exprimé par les symboles et les signes?

2-Qui avait donné le premier des règles et un ordre à la doctrine "soufisme-'ifrân" ?

3-Qui était l'auteur du livre "al-Lum'ah" ?

4- Quel est le titre du livre qu'écrivit Abû Tâlib al-Makkî et auquel il doit sa notoriété?

5- Qui a écrit : «Enlaidir le laid est bassesse et embellir le beau est abêtissement, quant à moi, je m’évertue à embellir le laid ».?

6-Citez les noms des trois plus célèbres soufis du IVe siècle.

7- Qui était ‘Abdul-Qâdir al-Jîlânî

8- Qui est l'auteur de "Mantiq al-Tayr" ?

9- Cheikh Chahâb-ud-Dîn al-Suhrawardî était-il l'auteur d'un des célèbres livres de la gnose ('ifrân) ou de l'illuminisme (ishrâq) ?

10- Pourquoi a-t-on surnommé Muhyy-id-Dîn Ibn ‘Arabî al-Hatamî al-Tâ’î al-Andaluci, "al-Sheikh al-Akbar" ?

11- Qui était le fondateur du volet scientifique et théorique du 'ifrân?

12-Quel était le titre du plus important ouvrage d'Ibn 'Arabi et quel sujet traite-t-il?

13-Quel était le travail le plus méritoire qu'a accompli Çadr-ud-Dîn Muhammad al-Qûniyawî ?

14- Décrivez en 5 lignes al-Khawâjah Hâfidh al-Chîrâzî

15-A quelle époque une ligne de démarcation se dessina entre les urafâ et les soufis?

16- Dans quel siècle apparurent des personnes et des groupes pratiquant le 'ifrân et atteignant les plus hautes positions dans ce domaine sans qu'ils fassent partie d'une des chaînes gnostiques ni soufies? Qu'est-ce qui caractérise ces groupes et personnes?

 


Leçons 7, 8, 9

Les positions[48] et les stations[49]

Les ‘urafâ’  considèrent qu’il faut nécessairement traverser certaines positions et stations pour atteindre au véritable ‘irfân.

Le ‘irfân converge avec la théosophie sur un plan et diverge avec elle sur d’autres. Ils convergent en ceci que tous deux visent la connaissance d’Allâh, et divergent sur les points suivants :

1-La recherche théosophique ne se limite pas à la connaissance d’Allâh exclusivement, mais vise à connaître le système de l’existence tel quel, et pour ce faire, il faut connaître un vaste système dans lequel la connaissance d’Allâh est le pilier primordial, alors que le ‘irfân se contente exclusivement de la connaissance d’Allâh, car les ‘urafâ’  pensent que la connaissance d’Allâh équivaut à la connaissance de toutes les choses, et que la connaissance de toute chose doit se faire à la lumière de la connaissance d’Allâh sous l’angle de l’Unicité, ce qui signifie que la connaissance de toutes les choses découlent de la connaissance d’Allâh.

2- La connaissance que le théosophe recherche est la connaissance mentale et intellectuelle, à l’instar du mathématicien lorsqu’il pense à la résolution d’un problème mathématique, alors que la connaissance que vise le ‘irfâni est une connaissance présentielle (hudhûriyyah) et visuelle (chuhûdiyyah), comme la connaissance du biologiste, acquise dans son laboratoire. Car, alors que le théosophe projette de parvenir au ‘ilm-ul-yaqîn (la certitude théorique par information), le ‘irfâni veut atteindre ‘ayn-ul-yaqîn (la certitude de témoin oculaire).

3- L’instrument qu’utilise le théosophe est le ‘aql, le raisonnement et la démonstration, alors que celui du ‘irfâni est le cœur, et l’éducation et la purification de l’âme. Ainsi, le théosophe s’emploie à étudier le monde avec son esprit, alors que le ‘irfâni s’efforce de se mouvoir avec tout son être pour parvenir à l’essence et à la Réalité (haqîqah) de l’Existence, et à s’unir à cette Réalité comme l’union de la goutte d’eau avec l’immense mer. La perfection innée que recherche l’homme, dans l’optique du théosophe, réside dans la compréhension et la cognition, alors que celle que vise l’homme, d’après le ‘irfâni, réside dans l’arrivée. Le théosophe considère que l’homme incomplet est l’ignorant, alors que pour le ‘irfâni, l’homme incomplet est celui qui se trouve abandonné, exilé et séparé de son origine (préexistentielle).

Le ‘irfâni voit que pour parvenir à la destination originelle et la véritable gnose, il est nécessaire de traverser une série de «manâzil » (positions) et de « maqâmât » (stations) qu’on appelle en termes techniques «al-sayr wa-l-sulûk » (le cheminement et la conduite).     

 Les ouvrages spécialisés de ‘irfân ont traité exhaustivement de ces «positions» et «stations», et nous ne pourrons pas les aborder dans notre exposé même succinctement, nous contentant de citer quelques extraits concis de ce que dit Avicenne sur ce sujet, car celui-ci, bien qu’il fût un philosophe, il n’avait pas un style sec, notamment vers la fin de sa vie, où il pencha vers le ‘irfân auquel il a consacré un chapitre de son livre «al-Ichârât» (lequel était son dernier ouvrage apparemment), qu’il intitula «Maqâmât al-’ârifîn». Il convient donc de citer quelques extraits de ce beau chapitre aux contenus sublimes :

Le Définition des zâhid, ‘âbid, ‘ârif

«Celui qui renonce aux biens et aux plaisirs de ce bas-monde est dénommé zâhid (ascète), celui qui s’applique assidûment à accomplir les actes de piété, tels que la prière rituelle, le jeûne etc. est appelé ‘âbid, et celui qui concentre sa pensée exclusivement au Monde divin avec l’intention intime d’illuminer son âme par le rayonnement de la Lumière divine est désigné par le mot ‘ârif. Il est possible qu’on cumule dans certains cas deux ou trois de ces qualificatifs. »

Bien que par ces quelques mots Avicenne définisse le zâhid, le ‘âbid et le ‘irfâni, mais implicitement il a aussi défini le zuhd (ascétisme), la ‘ibâdah (l’adoration) et le ‘irfân, car la définition de l’ascète en tant que tel, l’adorateur en tant que tel et le gnostique en tant que tel, requiert la définition de l’ascétisme, de l’adoration et de la gnose mystique.

Ainsi, l’ascétisme consiste à renoncer aux plaisirs de ce monde, l’adoration à accomplir des actes de piété spécifiques tels que la Prière, le jeûne, la lecture du Coran etc, et le ‘irfân, en tant que terme technique, consiste à se détacher de tout ce qui n’est pas Allâh, à se concentrer totalement sur l’Essence de la Vérité divine et à s’exposer à Sa Lumière.

Lorsque Avicenne dit «Il est possible qu’on cumule dans certains cas deux ou trois de ces qualificatifs », il fait allusion à un point important, car il est possible que l’on soit en même temps ascète et adorateur, ou adorateur et gnostique, ou ascète et gnostique, ou encore ascète, adorateur et gnostique, bien qu’Avicenne n’ai pas explicité ce détail mais il voulait dire qu’une personne puisse être ascète et adorateur sans être gnostique, mais il est impossible qu’elle soit gnostique sans être en même temps ascète et adorateur.

Pour mieux expliquer ce qui vient d’être noté, disons qu’il y a entre l’ascète et l’adorateur des points communs et des points particuliers à chacun, ce qui fait que quelqu’un pourrait être ascète sans être adorateur, ou adorateur sans être ascète, ou bien entendu, à la fois ascète et adorateur. Tandis que ce rapport diffère lorsqu’il s’agit du gnostique par rapport à l’ascète et à l’adorateur : alors que le gnostique est forcément adorateur et ascète, mais que l’adorateur et l’ascète ne sont pas nécessairement gnostiques.

On verra que la philosophie de l’ascétisme du gnostique diffère naturellement de celle de l’ascétisme des autres, de même que la philosophie de son adoration diffère de celle de l’adoration d’autrui. Bien plus, l’esprit et la quiddité de l’ascétisme et de l’adoration du gnostique diffèrent de l’esprit et de la quiddité de l’ascétisme et de l’adoration d’autrui :

«L’ascétisme chez le non-gnostique est une sorte de transaction : il troque les biens de ce monde contre les biens du monde de l’au-delà, alors que chez le gnostique il consiste à purifier son cœur de tout ce qui obstrue son attention envers Allâh et une élévation par rapport à tout ce qui n’est pas la Vérité divine. De même, l’adoration chez le non-gnostique est une sorte de transaction dans laquelle il travaille dans ce monde contre une rétribution et une récompense qu’il toucherait dans l’au-delà, alors qu’elle est, chez le gnostique, une sorte d’exercice spirituel et de pratique constante visant à le détacher des attraits de ce monde et à le rattacher exclusivement à l’Essence divine.

Le but  du gnostique         

« Le gnostique recherche Allâh et rien que Lui. Rien ne le pousse à L’adorer et à entrer en communion avec Lui, si ce n’est qu’Il est digne d’adoration et que celle-ci revient exclusivement à Lui. Il ne L’adore ni par le désir d’une récompense ni par la crainte d’une punition. »

Cela veut dire que le gnostique est monothéiste dans sa finalité et son but, il ne recherche qu’Allâh, et cette recherche n’a pas pour but d’obtenir les bienfaits terrestres ou eschatologiques d’Allâh, autrement son but serait ces bienfaits eux-mêmes, et Allâh ne serait pour lui qu’un moyen de les atteindre, comme si sa vraie déité était son propre soi, lequel désirerait ces bienfaits, et pour la satisfaction duquel il tente de les atteindre.

Or, le gnostique ne veut rien qui ne soit uniquement pour la Face d’Allâh : lorsqu’il recherche les bienfaits d’Allâh, c’est uniquement parce qu’ils émanent de Lui et qu’ils font partie de Sa Grâce, de Sa Bonté et de Sa Noblesse. Ainsi le non-gnostique veut qu’Allâh soit un moyen d’atteindre Ses bienfaits, alors que le gnostique désire ces bienfaits pour la Face d’Allâh. 

Ici une question pourrait se poser : Si le gnostique ne vise rien par son adoration, pourquoi adore-t-il Allâh alors? L’adoration de l’homme n’a-t-elle pas un but précis? À cette interrogation Avicenne répond : le gnostique adore Allâh pour l’une des deux raisons suivantes : 1- Parce qu’Allâh mérite intrinsèquement d’être adoré, et il L’adore donc parce qu’Il est digne d’adoration, tout comme lorsque quelqu’un complimente un individu ou quelque chose pour une excellente qualité qu’il possède, et si l’on lui demandait quel avantage tirerait-il de ce compliment, il répondrait : je ne l’ai pas complimenté pour autre chose que son mérite de ce compliment. Un tel compliment mérité est prodigué à tous les héros dans tous les domaines. 2- Le second but de l’adoration est qu’elle est en soi une bonne chose, car en tant que lien entre le serviteur et son Créateur, l’adoration mérite d’être accomplie, et il n’est pas nécessaire qu’elle soit toujours associée à la convoitise ou à la peur. En témoigne ce que dit l’Imâm ‘Alî dans sa célèbre parole adressée à Allâh : «Ô mon Dieu, je ne T’ai pas adoré par peur de Ton Enfer, ni par désir de Ton Paradis, mais parce que je Te trouve digne d’adoration. »

Le Premier stade

Le premier stade du voyage spirituel des gnostiques est ce qu’ils appellent eux-mêmes «irâdah ارادة » (intention), laquelle signifie l’émergence d’un ardent désir et un vif souhait chez l’aspirant gnostique de se maintenir ferme sur la voie qui mène à la Vérité et qui pousse l’âme à atteindre son véritable but. Ce désir peut être suscité par raisonnement rationnel ou par la foi.

 Il est nécessaire ici d’expliquer la première étape du voyage spirituel (al-sayr wa-l-sulûk), laquelle renferme en puissance l’ensemble de la gnose mystique et elle en constitue la clé de voûte.

En effet, les gnostiques s’appliquent avant tout à expliquer un fondement dans les termes suivants : «Les fins sont le retour aux débuts » ou il y a seulement deux voies dans lesquels la fin peut être exactement le commencement.

En d'autres termes, le retour de la fin vers le début implique deux hypothèses :

1- Une chose se meut sur une ligne droite puis retourne -après avoir atteint un point déterminé- sur la même ligne vers le point du départ. Or, il est démontré en philosophie qu’un tel mouvement (parcours) requiert un arrêt même s’il n’est pas perceptible, en plus de deux mouvements dans deux sens opposés et contraires.

2- Un objet se meut sur une courbe dont tous les points sont à égale distance d’un point particulier, ou en d’autres termes, le mouvement se fait sur la circonférence d’un cercle, auquel cas l’objet finit par arriver obligatoirement au point de départ. De même, cet objet mouvant sur l’arc du cercle arrivera dans son mouvement à un point qui soit le plus loin du point du départ, point qui est lié avec celui-ci par le diamètre du cercle, et dès que ledit objet atteint ce point, il entamera son mouvement de retour vers le point de départ sans marquer un arrêt ou une pause.  

Les gnostiques dénomment le mouvement qui va depuis le point de départ jusqu’au point le plus loin de lui sur l’arc du cercle «l’arc descendant » et celui qui va du point le plus loin au point du départ, «la courbe ascendante ».

Les théosophes (falâsefah) définissent la courbe descendante comme le principe de causalité, alors que les gnostiques l’appellent le principe de manifestation  (épiphanie divine). Quoi qu’il en soit, le mouvement des objets dans la courbe descendante se fait comme si quelqu’un les pousse en avant, tandis que le mouvement sur la courbe ascendante a une autre forme qu’on peut résumer en le retour de chaque branche à son origine et son point de départ par désir ardent et avec vif intérêt, ou en d’autres termes c’est le retour de tout exilé à sa patrie. Les gnostiques voient que ce désir existe dans toutes les particules de l’Existence, dont l’homme, mais qu’il reste parfois en état latent chez ce dernier à cause de ses préoccupations et ne se manifeste qu’à la suite des stimulants intérieurs. Et c’est cette manifestation qu’on appelle «irâdah» (intention), laquelle est en réalité une sorte de réveil de la conscience (prise de conscience) latente. Abdul-Razzâq al-Kâshânî a défini la irâdah dans le Traité des termes techniques publié dans la marge de «Charh Manâzil al-Sâ’irîn » comme étant : «Une braise du feu de l’amour dans le cœur, qui requiert de répondre à l’appel de la Vérité », alors que al-Khawâjah ‘Abdullâh al-Ançârî l’a définie dans «Manâzil al-Sâ’irîn » comme étant «la réponse spontanée aux appels de la Vérité ».      

Il est important de noter que la «irâdah » présentée comme la première étape, vient en réalité après une série d’autres étapes préliminaires appelées «commencements » (bidâyâh), « portes » (abwâb), «transactions » (mu‘âmalât ) et « éthique » (akhlâq), c’est dire que la «irâdah » est en fait la première des étapes que les gnostiques dénomment «les principes » (uçûl) et dans laquelle la véritable ‘irfân se manifeste clairement.

Avicenne entendait par ce qui précède que la «irâdah » est un état de l’homme qui –après avoir ressenti la solitude, le dépaysement et la détresse- éprouve un désir d’entrer en communion avec la Vérité afin qu’elle le sorte de sa solitude, de son dépaysement et de sa détresse.      

Les exercices spirituels   

Après l’étape de l’irâdah, l’aspirant gnostique a besoin d’exercices spirituels qui visent trois objectifs :

1-Enlever tout ce qui n’est pas Allâh de son chemin

2-Faire soumettre «l’âme incitatrice au mal » (al-nafs al-ammârah)[50], à «l’âme apaisée » (al-nafs-al-mutma’innah)[51]       

3-adoucir le soi intérieur afin qu’il soit réceptif à l’illumination.

Ainsi, après l’étape de l’irâdah qui marque le commencement de l’envol spirituel, on arrive à l’étape de l’exercice et de la préparation psychologique qu’on appelle «dressage » (irtiyâdh). Dans notre acception contemporaine, «irtiyâdh » dénote une mortification de l’âme  comme principe adopté par certaines écoles doctrinales, à l’instar de ce que font les yogis en Inde, mais Avicenne emploie ce terme dans son acception originelle.

Or étymologiquement, le terme «irtiyâdh-riyâdhah » signifie dressage du poulain et son apprentissage pour qu’il serve de monture, ou apprentissage du chevalier des nobles caractères, puis par extension,  ce mot prit un sens figuré pour désigner les exercices physiques (sport). Mais, employé par les gnostiques, ce terme signifie la préparation de l’âme et son exposition aux rayons de la gnose.

En tout état de cause, «riyâdhah» s’entend ici la préparation de l’âme, et ceci en vue de trois objectifs : 1- Il concerne les choses extérieures, c’est-à-dire écarter les occupations et tout ce qui pourrait distraire (du but), 2- Il concerne l’organisation des forces intérieures et l’élimination des troubles psychologiques, ou selon l’expression d’Avicenne «Faire soumettre l’âme incitatrice au mal (al-nafs al-ammârah), à l’âme qui ne cesse de se blâmer (al-nafs al-lawwâmah) », 3- Il concerne certains changements qualificatifs à l’intérieur de l’âme qu’Avicenne appelle «l’adoucissement de la surface intérieure de l’âme » (taltîf al-sirr).  

Avicenne dit qu’un ascétisme adéquat aide à réaliser le premier objectif car il enlève les obstacles et les distractions. Pour le second objectif (la subordination de «l’âme incitatrice au mal » à «l’âme apaisée »), il y a plusieurs facteurs qui contribuent à sa réalisation : l’adoration accomplie avec une présence de cœur, une belle voix pour réciter des paroles spirituelles réconfortantes tels les versets coraniques, les supplications (du‘â’) ou les vers gnostiques, et enfin des prêches et des conseils, à condition que le prêcheur ou le conseilleur ait un cœur pur, une expression éloquente et une voix efficace, et qu’il soit à même de conduire les gens vers le droit chemin. Ce qui participe à la réalisation du troisième objectif (c’est-à-dire la purification du soi intérieur et la purification de l’âme des impuretés) ce sont des pensées pures et un amour platonique, stimulés par les qualités morales du bien-aimé et non par le pouvoir de la concupiscence.

Puis, lorsqu’il (l’aspirant gnostique) aura atteint un certain degré de l’irâdah et de la riyâdhah, des éclats très agréables de la Lumière de la Vérité lui apparaissent comme des éclairs clignotants qui ne tardent à s’éteindre. Et c’est ce que les gnostiques appellent « awqât », littéralement «des temps ». Et plus il avance dans la riyâdhah plus cet état s’empare de lui plus souvent et ce jusqu’à ce qu’il arrive à un stade où ledit état le saisisse sans qu’il n’exerce la riyâdhah. Ainsi, chaque fois qu’il pense au Monde divin, il est saisi d’un état dans lequel il voit la manifestation de la Gloire divine en toutes les choses. 

A ce stade, l’aspirant gnostique se sent parfois agité et impatient de l’intérieur mais son agitation est sentie par ceux qui se trouveraient à ses côtés. Par la suite, avec plus de riyâdhah, cet état (d’agitation) ponctuel se transforme en calme, le gnostique s’y familiarise et ne ressent plus ni agitation ni malaise. Il sent comme s’il était en communion permanente avec Allâh. Et lorsque cet état venait à disparaître occasionnellement, il se sentira en détresse et en affliction. Peut-être dans ce stade les gens autour de lui peuvent connaître ses sentiments intimes de bonheur ou d’affliction. Mais plus il se familiarise avec ce stade moins ses sentiments intimes sont perceptibles extérieurement. Il arrive un stade où alors que les gens le voient parmi eux, il est en réalité ailleurs, son âme se trouve dans un autre monde.

Ces derniers propos rappellent une parole du Maître des pieux, l’Imâm ‘Alî (p) adressée à Kumayl Ibn Ziyâd à propos des Proches Amis (awliyâ’) de la Vérité : « Pour eux, la gnose (le ‘irfân) se montre d’un seul coup, selon toute la vérité de la vision intérieure.  Ils mettent en oeuvre la joie de la certitude.  Ils trouvent facile ce que trouvent ardu les amollis.  Ils sont familiers avec ce qui effarouche les ignorantins.  Ils sont en compagnie de ce monde avec des corps dont les esprits qui les animent, restent suspendus à la Demeure Suprême. »[52]

Selon Avicenne, dans ce stade, cet état envahit occasionnellement le voyageur spirituel, mais progressivement il parvient à le susciter volontairement quand il le désirerait. Puis, il franchit un pas en avant, et il n’aura plus besoin de susciter cet état en lui puisqu’il commencera à percevoir les manifestations de la Gloire d’Allâh partout et dans toutes les choses. Il vivra désormais en permanence dans cet état sans que les gens autour de lui s’en aperçoivent et sans qu’ils remarquent sur lui rien d’étrange qui attirerait leur attention. Lorsqu’il dépasse le stade de la riyâdhah et de l’auto-mortification, il voit son coeur briller comme un miroir poli à travers lequel il perçoit les manifestations de la Gloire divine à tout moment. Il se réjouit alors de cette position et se sent heureux et ravi de l’établissement de son contact (branchement) avec Allâh. Dans cette position, il a un œil orienté vers Allâh et un œil vers lui-même (comme un homme face à un miroir, qui tantôt il regarde le miroir tantôt il y voit son propre reflet). Dans l’étape suivante, même sa propre existence sort du champ de sa vue et ne garde qu’un œil orienté vers Allâh. Et s’il s’y voit lui-même, ce serait comme lorsque quelqu’un qui regardant dans un miroir, voit celui-ci alors que son attention reste concentrée sur ce qu’il reflète, car en ce moment-là, il n’est pas prévu qu’il focalise son attention sur la beauté du miroir. À ce stade, le gnostique aura atteint la Proximité d’Allâh et son voyage de la création vers le Créateur touchera à son terme.

Ce qui précède était un résumé d’une partie du chapitre 9 des «Ishârât » d’Avicenne.

Il est important de noter que, pour les gnostiques, il est question de quatre voyages : 1- aller de la création à la Vérité, 2- Aller de la Vérité dans la Vérité, 3- Aller de la Vérité à la création par la Vérité, 4- aller dans la création par la Vérité.  

Ainsi, le premier voyage spirituel est du créé au Créateur, le second se fait chez le Créateur Lui-Même, où le gnostique novice fait connaissance avec les Noms et les Attributs du Créateur et s’en revêt; le troisième il retourne à la création sans se séparer du Créateur, pour guider et orienter les gens alors qu’il est en contact avec la Vérité; le quatrième voyage spirituel se déroule chez la création par la Vérité, où il vit entre les gens pour satisfaire leurs besoins et les guider vers la Vérité.

Ce résumé que nous avons fait des «Ishârât » d’Avicenne concerne le premier de ces Quatre Voyages spirituels. Avicenne a abordé un peu le second voyage, mais nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire de traiter ici des autres voyages.

De même, al-Khawâjah Naçîr al-Dîn al-Tûcî, expliquant les «Ishârât », dit qu’Avicenne avait évoqué le premier voyage spirituel en neuf étapes : les trois premières sont relatives au départ du voyage, les trois suivantes concernent le passage du départ à l’arrivée, et les trois dernières sont relatives à l’arrivée à la destination finale.  


Questions (Leçons 7. 8. 9)

 1  - Quels sont les points de convergence et de divergence entre le 'ifrân et la théosophie?

2-Quelle est la différence entre la connaissance que recherche le théosophe et celle visée par le 'ifrâni?

3-Quels sont les instruments utilisés respectivement par les urafa et les théosophes pour réaliser leurs buts?

4-Quelle est la conception respective du urfani et du théosophe de l'homme incomplet ?

5-Dans lequel de ses ouvrages Avicenne a abordé le sujet d' «al-sayr wa-l-sulûk » (le cheminement et la conduite).?

6- De quoi parle le thème d'«al-sayr wa-l-sulûk » (le cheminement et la conduite)?

7-Définissez le zâhid, le ‘âbid et le ‘ârif . Qules sont les points communs entre eux?

8- Est-il possible que l’on soit en même temps ascète et adorateur, ou adorateur et gnostique, ou ascète et gnostique, ou encore ascète, adorateur et gnostique?

9-Est-il possible qu'une personne soit gnostique sans être en même temps ascète et adorateur?

10- L’adorateur et l’ascète sont-ils nécessairement gnostiques?

11-En quoi diffère la philosophie de l'ascétisme et de l'adoration chez le 'ifrâni des autres types d'adoration et d'ascétisme? (Quelle est la particularité de la philosophie de l'ascétisme et de l'adoration 'ifrânites?)

12-Quel est le but du gnostique?

13-Lorsque le gnostique recherche les bienfaits d'Allah ne devient-il pas pareil au simple adorateur?

14-Dans quel but le gnostique adore-t-il Allah?

15-Quel est le premier stade du voyage spirituel?

16-Qu'est-ce qui le caractérise et confère son importance?

17- Comment est suscité le désir ardent de l'aspirant gnostique de se maintenir ferme sur la voie qui mène à la Vérité et qui pousse l’âme à atteindre son véritable but?

18- Comment expliquer philosophiquement ou existentiellement ce désir?

19-Comment Abdul-Razzâq al-Kâshânî définit-il la irâdah et comment la définit al-Khawâjah ‘Abdullâh al-Ançârî?

20-Quelles sont les étapes préliminaires qui précèdent la première étape de la gnose, l'irâdah?

21-Quels sont les objectifs des exercices spirituels dans la gnose?

22-Comment les gnostiques définissent-ils le terme «irtiyâdh-riyâdhah »?

23-Quels sont les objectifs que vise l'«irtiyâdh-riyâdhah »?

24-Quels facteurs aident à réaliser le premier, le second et le troisième objectifs de l'«irtiyâdh-riyâdhah »?

25-Que ressent l'aspirant gnostique pendant l'état d'awqât?

26- Quand les gens autour de l'aspirant gnostique pourraient-ils ressentir le sentiment de détresse ou de bonheur de ce dernier?

27-Décrivez l'état du voyageur spirituel lorsque son "voyage de la création vers le Créateur" touche à sa fin?

28-Quels sont les 4 voyages spirituels que le gnostique doit effectuer?

29-Que fais le voyageur spirituel pendant chacun des quatre voyages qu'il effectue?

30-D'après  al-Khawâjah Naçîr al-Dîn al-Tûcî, expliquant l'ouvrage d'Avicenne "al-Ishârât", en combien d'étapes ce dernier divisa-t-il le Premier Voyage ? En quoi consiste chacun de ces étapes?

 


Leçon 10 :

Les termes techniques

Dans cette leçon nous abordons quelques-uns des nombreux termes techniques qu’utilisent les ‘urafâ’ et dont on ne pourrait pas comprendre les significations sans  les avoir préalablement élucidés ou dont le sens apparent est même parfois le contraire du sens dans lequel ils sont utilisés en réalité. Et c’est là une pratique propre aux ‘urafâ’.

Notons que souvent le sens courant des mots de la norme générale ne suffit pas à exprimer les concepts scientifiques. Aussi, les tenants de chaque science –dont les ‘urafâ’- sont-ils obligés de recourir à des termes spécifiques pour exprimer des concepts spécifiques.

En outre, les ‘urafâ’ ont un autre motif qui les amène à utiliser des termes techniques propres à eux. Ils prennent soin particulier de dissimuler leurs réelles intentions aux profanes et aux non-initiés qui n’arrivent pas à comprendre les concepts ‘irfânites (gnostiques). En effet, Abû-l-Qâcim al-Quchayrî, l’un des imâms des ‘urafâ’ a déclaré dans son al-Risâlah al-Quchayriyyah que les ‘urafâ’ s’ingénient à utiliser des mots équivoques et ambigus pour barrer la route aux non-‘urafâ’ et les empêcher d’être au fait de leurs conditions, leurs états et leurs destinations[53].

En plus de ces deux raisons, il y a un troisième motif qui complique les choses (la compréhension de leurs dires) et qui pousse certains ‘urafâ’ à avoir recours à «l’hypocrisie positive» dans leur cheminement et leur conduite (leur voyage spirituel) pour réformer leur fond aux dépens de leur réputation auprès des gens. Ainsi, contrairement à un vrai hypocrite qui présente l’orge qu’il vend comme de bon blé, ils s’efforcent de présenter leur blé comme de l’orge afin de combattre leur égoïsme et leur moi. Et lorsqu’ils mettent en avant leur indifférence et leur insouciance, c’est vis-à-vis des créatures qu’ils le font et non du Créateur.

On attribue cette attitude à la plupart des ‘urafâ’ de Khorâsân (une province d’Iran), et on dit que le grandissime poète iranien Hâfidh faisait lui aussi partie de ce courant, car dans ses poèmes il a dit beaucoup de choses qui dénotent dans leur apparence ce qui est  répréhensible, alors qu’elles expriment dans son for intérieur des concepts positifs.  Néanmoins, Hâfidh a reconnu ailleurs que feindre la débauche est le frère jumeau de feindre la piété, car l’une et l’autre feintes sous-tendent une hypocrisie détestable.

Au fait cette pratique que des ‘urafâ’ ont adoptée, est condamnée par les faqîh (jurisconsultes, ulémas). En effet, la jurisprudence musulmane (fiqh) de même qu’elle interdit l’hypocrisie et la considère comme une sorte de polythéisme, de même elle prohibe la feinte de la débauche et énonce : un croyant n’a pas le droit de s’exposer et d’exposer son honneur et sa position sociale au soupçon. Ce que beaucoup de ‘urafâ’ approuvent aussi.

En un mot, certains ‘urafâ’ ont expressément feint le contraire de la bonne foi qu’ils ont au fond d’eux-mêmes, ce qui a compliqué encore plus la compréhension de leurs intentions.

*  *  *  *  *  *

Les termes techniques utilisés par les ‘urafâ’ sont nombreux. Certains d’entre eux appartiennent à la gnose théorique c’est-à-dire la vision cosmique de la gnose et l’interprétation de l’existence par les ‘urafâ’. Tels termes techniques ressemblent à ceux des philosophes et sont des néologismes extrêmement difficiles à comprendre[54], et forgés, du moins pour la plupart, sinon dans leur totalité, par Ibn ‘Arabî.

L’autre partie de ces termes techniques s’apparente au ‘irfân pratique, c’est-à-dire aux étapes (ou stades) du voyage spirituel[55] et concerne obligatoirement à un haut degré l’homme. Ils ressemblent donc aux concepts de la psychologie et de l’éthique, et elle constitue en réalité une sorte particulière de la psychologie expérimentale. Aussi les ‘urafâ’ estiment-ils que même les philosophes, les psychologues, les sociologues ou les uléma – et a fortiori les profanes ou les non-initiés- qui n’ont pas emprunté tels sentiers (les étapes du voyage spirituel) ni vécu de près les états de l’âme, ni étudié leurs phénomènes n’ont le droit d’y porter des jugements!

Toutefois, ces termes techniques du ‘irfân pratique, contrairement à ceux du ‘irfân théorique- sont anciens et remontent au 3éme siècle de l’hégire, c’est-à-dire à l’époque de Thû-l-Nûn, Bâyazîd et al-Junayd.

Voici quelques-uns de ces termes mentionnés par al-Quchayrî et d’autres :

1- al-waqt الوقت (le temps)

Nous avons abordé ce terme d’après Avicenne dans la leçon précédente et maintenant nous allons voir comment les ‘urafâ’ eux-mêmes le définissent. Le résumé de ce qu’al-Quchayri a dit à ce propos est que le concept du temps est un concept relatif additionnel, car chaque état où se trouve le gnostique requiert de lui une attitude spécifique et étant donné que ledit état spécifique de ce gnostique requiert une attitude particulière, on appelle cet état le temps dudit gnostique. Il est possible qu’un autre gnostique se trouvant dans le même état ait un autre temps ou que le premier gnostique cité ait un autre temps dans d’autres circonstances et que ce temps requière une autre attitude et une autre fonction (devoir). 

Le gnostique doit être donc conscient du temps et connaître l’état auquel l’Au-delà le soumet, et la fonction qu’il doit y assumer. Il doit toujours saisir le temps et c’est la raison pour laquelle on dit que « le gnostique  est le fils du temps ».

Dans les poèmes iraniens, on utilise le terme de «dam » ou « ‘aych naqd » pour désigner le « temps ». C’est ce qu’on voit souvent dans les poèmes de Hâfidh, et c’est ce qui a encouragé certains esprits malveillants et débauchés –qui essayaient de justifier leur débauche et leur libertinage- de peindre Hâfidh comme un incitateur à une vie plongée dans les plaisirs terrestres et à l’oubli d’Allâh et du jour de la Résurrection, ou à ce que les Occidentaux appellent l’épicurisme[56]. 

Dans ces poèmes, Hâfidh a beaucoup recouru à ces termes en pensant à leur valeur symbolique, alors que les gens y voient –à tort- une incitation à la débauche et à la licence. Pourtant, d’autres vers du poète projettent la lumière sur ces poèmes et écartent  leur apparence trompeuse.

Al-Quchayrî dit : « Lorsqu’on dit que le soufi est le fils de son temps, on entend qu’il fait toujours ce qui est le mieux pendant ce temps. On dit aussi «Le temps est une épée tranchante », le rater expose l’homme à l’anéantissement.

2 & 3)- : Al-hâl الحال (état) et al-maqâm المقام (station)

Ils font partie des termes techniques courants du ‘irfân. hâl désigne ce qui entre dans le cœur du gnostique involontairement, alors que maqâm indique ce qu’il acquiert et obtient volontairement. Le hâl est, contrairement au maqâm, très fugace, au point qu’on dit que les «états» sont comme l’éclair qui étincelle mais disparaît promptement.

On rapporte de l’Imâm ‘Alî (p) décrivant le gnostique : «Il a ravivé son ‘aql (esprit), fait mourir ses désirs, jusqu’à ce qu’il devînt décharné et son âme limpide, et qu’une brillance très éclairante l’éclairât. »[57]

Les ‘urafâ’  appellent aussi ces éclats brillants «lawâ’ih لوائح», «lawâmi‘ لوامع », «tawâli‘ طوالِع» selon le cas ou selon la différence de leurs degrés et de leurs positions, de leur intensité et de leur durée.

4 & 5) -: Al-qabdh قبض (contraction) et al-bast بسط (décontraction)  

 Ces deux mots revêtent une signification particulière chez les ‘urafâ’. Qabdh dénote la crispation, la contraction de l’âme du gnostique, et bast, sa décontraction et sa décrispation. Les ‘urafâ’ ont beaucoup traité de la question de la contraction et de la décontraction de l’âme, de leurs causes et de leur pourquoi.

6 & 7)- : jam‘ جمع (rassemblement, rencontre) et farq فرق (séparation)

Les ‘urafâ’  ont beaucoup utilisé ces deux mots. Al-Quchayrî dit à ce propos : « Ce que le gnostique obtient par lui-même et grâce à ses propres efforts pour mériter «le maqâm » de l’adoration, est «farq », et ce qu’Allâh lui offre est «jam‘». En d’autres termes, celui qu’Allâh rapproche de Lui à cause de ses actes d’adoration et d’obéissance est dans un état de «farq » et celui qu’Allâh couvre de Sa Grâce et de sa Mansuétude il est dans un état de «jam‘». 

8 & 9) -: ghaybah  غيبه (absence) et dhuhûr ظهور  (apparition)  

«Ghaybah » signifie ne pas voir les créatures et ne pas les sentir, et c’est là un état que connaît parfois le gnostique dans lequel il devient inconscient de ce qui se passe autour de lui, en raison de son absorption dans sa présence auprès de son Seigneur. Il se peut même que de graves événements surviennent autour de lui ou à lui-même sans qu’il s’en rende compte. Les ‘urafâ’  rapportent à cet égard des récits quasi mythiques. Ainsi al-Quchayrî relate qu’un jour alors qu’Abû Hafç, un forgeron de Nishâpour, travaillait, quelqu’un est passé le voir et lui récita un verset coranique qui le mit dans un état d’inconscience (ghaybah). Aussi introduisit-il machinalement sa main nue dans le fourneau pour en sortir le fer fondu, mais son apprenti eut la présence d’esprit de crier pour le prévenir, cri qui le sortit de son inconscience et sauva sa main.

Ailleurs, al-Quchayrî rapporte qu’un jour al-Chiblî entra chez al-Junayd dont l’épouse était assise à côté de lui et qui, voyant ce visiteur, voulait quitter le lieu. Mais son mari lui dit de rester à sa place en lui expliquant qu’al-Chiblî se trouve dans un état d’«absence » (ghaybah) et que par conséquent il n’est pas conscient de sa présence. Elle s’exécuta donc et restait sur place. Al-Junayd se mit à parler un peu avec al-Chiblî, lequel peu après commença à pleurer. Al-Junayd se tourna alors vers son épouse et lui demanda de se couvrir, car «al-Chiblî est sur le point de reprendre conscience » lui expliqua-t-il.

C’est ainsi que les ‘urafâ’  expliquent l’état dans lequel se plongent « les amis proches d’Allâh »[58] lors de leurs prières au point de ne plus être conscients de ce qui se passe autour d’eux.

Plus loin nous expliquerons que les «amis proches d’Allâh » connaissent un état encore plus sublime que celui de «ghaybah» (absence). 

10 - 13)- : Thawq ذوق  le goût), chirb شرب (le boire), sukr  سكر (l’ivresse), rayy ري (l’arrosage) :

Thawq et tathawwuq ont la même signification. Les ‘urafâ’  estiment que les connaissances scientifiques ne peuvent ni attirer ni susciter le désir, car l’attirance et le désir sont le fait ou la conséquence de la gustation. Avicenne a abordé ce sujet dans le Huitième Modèle de ses « Ishârât » où il a comparé ce fait à l’impuissant dépourvu de désir sexuel à qui on a beau décrire le plaisir ressenti lors de l’acte sexuel, ce désir ne sera pas éveillé en lui.

Ainsi, le tathawwuq تذوّق (gustation) c’est le talath-thuth تلذّذ (le plaisir goûté ou dégusté) et le thawq gnostique signifie la perception présentielle du plaisir procuré par les théophanies (manifestations) et les dévoilements. On appelle le plaisir primaire « thawq » (goût ou gustation), sa continuation « chirb » (le boire), l’ivresse ou la réanimation qui s’ensuit « sukr » et le fait de s’en rassasier « rayy ».

Les ‘urafâ’  considèrent que ce qui se produit par le thawq (dégustation) c’est le semblant de l’ivresse (tasâkur تساكر) et non pas l’ivresse elle-même, alors que la conséquence du boire « chirb » est l’ivresse (sukr), tandis que ce qui suit le « rayy » (arrosage) et le rassasiement (imtilâ’ اِمتلاء) ce sont le « çahw صحو » (éveil) et le « ifâqah  اِفاقه» (réveil).

Et c’est pour cette raison que les ‘urafâ’  ont utilisé très souvent le mot vin par métonymie, pour exprimer leur intention.

17- Khawâtir  خواطر (les idées)

Les ‘urafâ’  désignent ce qui est jeté dans le cœur du gnostique sous le vocable « wâridât  واردات» (importations, entrées) lesquelles se présentent tantôt sous forme de «qabdh قبض » (contraction) ou «bast بسط » (détente), « surûr سرور » (gaieté) ou « huzn حزن » (tristesse), tantôt sous forme de parole « kalâm » ou « khitâb خطاب» (discours), comme si le gnostique entendait quelqu’un l’appeler de l’intérieur,  auquel cas on dénomme les «wâridât  واردات» : « khawâtir خواطر » (idées).

Les ‘urafâ’  ont beaucoup dit à propos des khawâtir ». Par exemple, ils disent que les « khawâtir » sont parfois rahmaniyyah رحمانيّة (émanant du Miséricordieux) parfois « shaytâniyyah شيطانية» (émanant du satan) et parfois « nafsâniyyah  نفسانية»  (personnelles ou émanant du soi-même). C’est pourquoi ce sont des choses très sensibles, car satan pourrait contrôler à travers elles l’homme dans les situations de faute et de déviation. En effet Allâh dit : « Les diables inspirent à leurs alliés de….. » (Coran : 6/121).

Ils disent aussi que l’homme parfait doit être toujours capable de distinguer les idées miséricordieuses des idées sataniques. Le critère de cette distinction est de voir ce à quoi appellent ces idées et ce qu’elles interdisent. Si elles incitent à ce qui est contraire aux enseignements du Législateur (Allâh ou la Charî‘ah), elles sont certainement de Satan. En effet, Allâh dit : « Vous apprendrai-Je sur qui les diables descendent? Ils descendent sur tout calomniateur, pécheur. » (Coran : 26/221-222)

14-16)- : Mahw محو (effacement), mahq  محق (anéantissement), çahw صحو (éveil)

 De même les mots « mahw » (effacement) et «çahw» (éveil) reviennent très souvent dans le langage des gnostiques (‘urafâ’). Ils entendent par «mahw» le fait que le gnostique atteint un stade où il s’anéantit dans l’Essence divine et que dès lors il ne se considère pas comme les autres. Et si cet état d’anéantissement atteint un degré où toutes les traces du « moi » disparaissent, il est dénommé alors «mahq». Tous ces deux états de «mahw» et de « mahq » sont plus avancés que la position de «ghayb » précité. Car le «mahw» et le «mahq» sont certes un anéantissement, mais c’est un anéantissement dont le gnostique peut sortir pour retourner à l’état de «baqâ’» (permanence), mais pas dans le sens de rechute ou de descente, mais au sens de rester en permanence en Allâh. Cet état qui dépasse celui de «mahw» est justement dénommé « çahw» (éveil)    

18-20)- : Qalb  قلب(cœur), h روح  (âme), sirr سِر (le for intérieur)

Les ‘urafâ’  dénomment le for intérieur de l’homme tantôt « nafs » (soi), tantôt « qalb » (cœur), tantôt « h » (âme), tantôt «sirr » (for intérieur). Ainsi, tant que le sarîrah est le prisonnier de ses désirs, il est denommé «nafs »; si les connaissances divines y entrent, il est désigné par le mot «qalb»; lorsque le soleil de l’amour divin y brille, on l’appelle «rûh », et  lorsqu’il atteint le stade de «chuhûd» (présence), il est appelé «sirr» (for intérieur).

Néanmoins, les ‘urafâ’  croient qu’il y a  un stade plus sublime que le « sirr » qu’ils dénomment «khafiyy » (caché) ou « akhfâ » (le plus caché) 


Questions   (Leçon 10)

1-Pourquoi les gnostiques s'évertuent-ils à utiliser des termes techniques dont le sens apparent diffère du sens dans lequel ils l'emploient?

2-Qu'est-ce que "l'hypocrisie positive" chez les gnostiques?

3-Dans quel dessein les gnostiques recourent-ils parfois à l'"hypocrisie positive" dans leurs écrits?  

4-Quel est le plus célèbre poète qui faisait large usage  de l'"hypocrisie positive" dans ses poèmes?

5- Comment les jurisconsultes musulmans jugent-ils la pratique par certains gnostiques de l'"hypocrisie positive"?

6-À quoi (à quelle discipline) s'apparentent les termes techniques auxquels recourent les urafa dans la gnose théorique?

7- À quoi (à quelle discipline) s'apparentent les termes techniques auxquels recourent les 'urafâ' dans la gnose pratique?

8-Pourquoi les 'urafâ' estiment-ils que personne en dehors d'eux-mêmes n'a le droit de porter jugement aux termes techniques qu'ils utilisent dans le 'ifrân pratique?

9-Comment les gnostiques définissent-ils le concept al-waqt (le temps) ?

10-Pourquoi dit-on que "« le gnostique  est le fils du temps » ?

11-Qu'est-ce que les poèmes iraniens utilisent comme termes pour désigner le "temps"? Et quelle conséquence négative a eu cette utilisation pour les gnostiques (notamment Hâfidh) qui y recourent?

12-Qu'est-ce que le hâl et le maqâm?

13-Qu'est-ce que «lawâ’ih», «lawâmi‘», «tawâli‘» ?

14-Qu'est-ce que  le qabdh (contraction) et le bast (décontraction) pour les gnostiques?

15- Qu'est-ce que  le farq et le jam' pour les gnostiques?

16-Décrivez l'état de dhuhûr et celui de ghaybah chez le gnostique.

17-Citez quelques exemples vécus de l'état de ghyabah et de celui de dhuhûr.

18-Définissez les termes gnostiques suivants thawq (le goût), chirb (le boire), sukr (l’ivresse), rayy (l’arrosage) et expliquez à quels états respectifs du gnostique ils correspondent?

19-Expliquez en 10 lignes ce que sont les « khawâtir ».

20- Définissez les termes gnostiques suivants : mahw (effacement), mahq (anéantissement), çahw (éveil) et expliquez à quels états respectifs du gnostique ils correspondent?

21- Expliquez en dix lignes les termes gnostiques suivants : qalb (cœur), h (âme), sirr (le for intérieur).


Annexe

Le 'irfân vu et expliqué par Henri Corbin

Selon H. Corbin, pour comprendre la situation philosophique du Chiisme, il faut absolument passer par l'étude de l'œuvre de Molla Sadra al-Shirazi. Et pour comprendre cette œuvre et la pensée de son auteur, Henri Corbin nous propose de commencer par avoir une idée du combat spirituel de Shirazi[59]:

"Le premier de ces combats spirituels, Molla Sadra le soutint, lors de ses années de solitude à Kahak. L’enjeu  n’en était rien de moins que son destin le plus personnel, le sens de sa courbe de vie, le passage de la spéculation théorique du philosophe à la certitude expérimentale vécue par le ‘ârif. Sans la réunion de l’un et de l’autre, il n’y a pas de philosophe complet, de philosophe au sens vrai. C’est tout le propos de la spiritualité ishrâqî depuis Sohrawardi, mais pour Sadra Shirazi, comme pour ses devanciers et ses continuateurs, c’est par essence dans la spiritualité shiite que cette conjonction s’accomplit. Examinons les choses d’un peu plus près."

Pour nous permettre de saisir un peu plus clairement le cheminement philosophique et spirituel de Molla Sadra, il est nécessaire, d'après Henri Corbin, de se faire une idée du concept "ishrâq" ou illuminisme et son rapport à la gnose musulmane :

"Ce mot ishrâq a connu fortune extraordinaire dans la philosophie iranienne depuis que Sohrawardi s’en servit au XIIe siècle pour typifier la sagesse de l’ancienne Perse qu’il voulut ressusciter. (….) Rappelons donc que le mot ishrâq désigne la splendeur de l’aurore levante, et avec elle, l’illumination matutinale investissant les êtres présents à cette aurore; il désigne la source et l’origine de cette illumination, l’Orient. Toutes ces images sont à transposer au monde suprasensible, doivent  s’entendre de l’«Orient » qui est le monde de la Lumière et des êtres de lumière, et de l’illumination aurorale qui, de l’Orient des Intelligences hiérarchiques, se lève sur les âmes humaines exilées dans l’occident du monde des ténèbres."

Et il explique comment cet ishrâq marque le passage de la connaissance philosophique abstraite, à une connaissance spirituelle plus directe ou "présentielle" :

"Rappelons encore que  la sagesse qui s’origine à cet Orient de l’âme et qui, conformément à cette topographie mystique, est appelée « orientale », ce n’est ni philosophie ni théologie au sens où nous prenons couramment ces mots de nos jours, comme désignant deux grandeurs distinctes et séparées, sur rapports desquelles on s’interroge pour décider en un sens ou un autre. Cette sagesse « orientale » (hikmat mashriqiya ou ishrâqîya) est une sagesse divine, une hikmat ilâhîya, terme qui est l’équivalent exact du grec theosophia. Elle guide son adepte depuis la connaissance abstraite de la philosophie, celle qui est la connaissance par l’intermédiaire d’une forme, d’un concept, une connaissance re-présentative (‘ilm çûrî), pour le conduire à la vision directe, à l’illumination d’une présence qui se lève à l’Orient de l’âme. Cette connaissance que l’on désigne non plus comme représentative mais comme présentielle (‘ilm huzûrî) est une connaissance « orientale », parce qu’elle est illuminative, et illuminative, parce qu’elle « orientale ». Tel est (…) le sens mystique des mots « orient » et « oriental » lorsqu’on parle de « Théosophie orientale » (Hikmat al-Ishrâq) (….) La connaissance « orientale » (Ishrâq), l’heure où se lève sur l’âme la lumière de son Orient, c’est-à-dire de son origine préterrestre, ce fut l’expérience même que vécut Molla Sadra dans la solitude exaltante de Kahak."[60]

Au fait, Henri Corbin nous explique concrètement par l'intermédiaire de l'expérience personnelle de Molla Sadra quelles sont  les étapes qui mènent le voyageur spirituel vers l'état de gnose accompli :

"Il en fait la confidence à son lecteur dans le prologue de son grand livre : « Lorsque j’eus persisté, écrit-il, dans cet état de retraite, incognito et de séparation du monde, pendant un temps prolongé, voici qu’à la longue mon effort intérieur porta mon âme à l’incandescence ; par mes exercices spirituels répétés, mon cœur fut embrasé de hautes flammes. Alors effusèrent sur mon âme les lumières du Malakût ملكوت (le monde angélique), tandis que se dénouaient pour elle les secrets du Jabarût جبروت (le monde des pures Intelligences chérubiniques) et que la compénétraient les mystères de l’Unitude divine. Je connus des secrets divins que je n’avais encore jamais compris; des symboles chiffrés (romüzرموز  ) se dévoilèrent à moi, comme jamais n’avait pu jusqu’alors me les dévoiler aucune argumentation rationnelle.  Ou mieux dit : tous les secrets métaphysiques que j’avais connus jusqu’alors par démonstration rationnelle ; voici que maintenant j’en avais la perception intuitive, la vision directe. » (Observons que les termes dans lesquels est décrite ici l’expérience spirituelle la mettent en concordance parfaite avec celle de Sohrawardi comme avec celle de Mîr Dâmâd : De la certitude inébranlable découle non pas de l’argumentation logique, mais de la présence immédiate, intuitivement, parfois visionnairement éprouvée.) «Alors, poursuit Mollâ Sadrâ, Dieu m’inspira de répandre une gorgée du breuvage auquel j’avais goûté, pour apaiser la soif des chercheurs (…) C’est pourquoi j’ai composé un livre à l’intention des pèlerins en quête de la perfection spirituelle; je divulgue ici une sagesse théosophale (Hikmat rabbâniyya) pouvant conduire ceux qui la cherche, à la Majesté qu’enveloppent la Beauté et la Rigueur. »[61] 

Enfin, Henri Corbin nous expose la partie essentielle de l'expérience gnostique de Molla Sadra, à savoir les Quatre voyages spirituels que le gnostique doit effectuer pour atteindre son but :   

"Ce livre, c’est donc la grande Somme que Mollâ Sadrâ a intitulé « Les quatre voyages spirituels ». Qu’a-t-il voulu signifier par là? Il s’en explique lui-même à la fin du prologue. L’intitulation réfère à la terminologie traditionnelle de la gnose mystique en Islâm. Le premier de ces voyages commence dans le monde créaturel et aboutit à Dieu (mina’al-khalq ilâ’l-Haqq). On y discute, chemin faisant, de la composition des êtres, toute la physique, la matière et la forme, la substance et l’accident. Au terme de ce voyage, le pèlerin s’est exhaussé jusqu’au plan suprasensible des réalités divines. Le second voyage est alors un voyage à partir de dieu, en Dieu et par Dieu (fil-Haqq bil-Haqq). Ici le pèlerin ne quitte pas le plan métaphysique; il est initié aux Ilâhîyyât (les Divinalia) : les problèmes de l’Essence divine, des Noms divins et des Attributs divins. Le troisième voyage opère ensuite un parcours mental qui est l’inverse du premier : il « redescend » de Dieu au monde créaturel, mais «avec Dieu » ou « par Dieu » (min-al-Haqq ilâl-khalq bil-Haqq). Ce voyage suit l’ordre de la procession des êtres à partir de la Lumière des Lumières ; il initie à la connaissance des Intelligences hiérarchiques, à la multitude d’univers suprasensibles dont les plans se superposent à celui du monde physique de la perception sensible. C’est toute  la cosmogonie et l’angélologie. Enfin, le quatrième voyage s’accomplit « avec Dieu » ou « par Dieu » dans le monde créaturel même « bil-Haqq fil-khalq ». Il initie essentiellement à la connaissance de l’âme, c’est-à-dire à la connaissance de soi (la connaissance orientale); il initie au tawhîd ésotérique, reconnaissant qu’il n’y a que Dieu à être, et au sens de la maxime : « celui qui connaît son âme (c’est-à-dire se connaît soi-même) connaît son Seigneur ». C’est enfin l’initiation aux perspectives de l’eschatologie, au grand Retour (Ma‘âd), c’est-à-dire aux perspectives des mondes illimités qui s’offrent à l’homme, lorsqu’il a franchi  le seuil de la mort."[62]  

*  *  *  *  *

 


Questions (annexe)

1- Comment Henri Corbin conçoit-il la place de l'illuminisme (ishrâq) dans la gnose musulmane?

2-Quel est l'apport respectif de Molla Sadra et de Sohrawardi à la gnose musulmane d'après Henri Corbin?

3- Qu'est-ce que l'Ishrâq d'après Henri Corbin?

4-Qu'est-ce que le "hikmah ishrâqiyyeh" et quel rôle joue-t-il dans le cheminement du gnostique?

5-D'après Molla Sadra la certitude inébranlable d'une chose ou d'un concept pourrait-elle découler d'une argumentation logique ou bien plutôt d'une expérience présentielle et intuitive?

6-Décrivez chacun des quatre voyages spirituels de Molla Sadra tels qu'ils sont présentés par Henri Corbin.

7-Comment se définit le mot "Orient" dans la terminologie de Sohrawardi ?

Index des termes tchniques arabes de la gnose

 ‘âbid

‘ibâdah

عابد

عبادة

adorateur

adoration

abwâb

ابواب

 portes 

âkherah

أخرة

le Monde futur

akhlâq

اخلاق

 éthique

‘aql

عقل

raison, esprit, intelligence

‘ayn-ul-yaqîn

عين اليقين

la certitude de témoin oculaire.

bast 

بسط

décontraction

Charî‘ah 

شريعة

la Loi islamique.

chirb

شرب

le boire

chuhûdiyyah

شهودية

une connaissance visuelle

chuhûd»

شهود

présence

dhuhûr

ظهور

apparition

du‘â’

دعاء

prière de demande

‘eshq

عشق

le désir ardent

falâsefah

فلاسفة

théosophes

fanâ’

فناء

annihilation mystique

farq

فرق

séparation

ghaybah 

غيبه

absence

hadîth qudsî

حديث قدسي

Parole adressée par Allah au Saint Prophète, sans faire partie du Coran

hâl

حال

état

hikmat ilâhîya,

 

حكمة الهية

terme qui est l’équivalent exact du grec theosophia

Haqîqah :

الحقيقة

La Vérité

Hikmat rabbâniyya

حكمة ربانية

une sagesse théosophale

hukamâ’  

حكماء

théosophes

ifâqah 

اِفاقه 

réveil

‘ilm al-ladunî (al-)

العلم اللدني

le savoir tiré directement d’Allâh

'irfân

'irfânî, 'ârif

'irfânite

عرفان

عرفاني

Gnose mystique

gnostique

gnostique

‘ilm al-Kalâm 

علم الكلام

la théologie scolastique

‘ilm-ul-yaqîn

علم اليقين

la certitude théorique par information

‘ilm çûrî

 

علم صوري

une connaissance re-présentative

‘ilm hudhûrî :

علم حضوري

connaissance présentielle

imtilâ'   

اِمتلاء

rassasiement 

ishrâqite 

اِشراقي

illuministe

ishrâq, ishrâqî

(hikmat mashriqiya ou ishrâqîya 

اشراق، اشراقي

حكمة مشرقية او اشراقية

"orient", "oriental"

sagesse « orientale »

jam‘

جمع

rassemblement, rencontre

Jabarût

 

جبروت

le monde des pures Intelligences chérubiniques)

khafiyy 

al- akhfâ 

خفي

اخفى

(caché)

(le plus caché) 

kalâm

كلام

la scolastique musulmane

khawâtir    

خواطر

les idées

mahq 

محق  

anéantissement

mahw

محو

effacement

Ma‘âd

معاد

Le jour de la résurrection

Malakût

ملكوت

(le monde angélique

manâzil, plur. de manzilah

منازل، منزلة

Les positions

maqâmât, plur. de maqâm.

مقامات، مقام

les stations

muhaddith, plur. Muhaddithines,

محدِّث، محدِّثين

Rapporteur(s) de Hadith ou des récits hagiographiques

mufassir, plur. mufassirîn

مفسِّر‘مفسِّرين

Commentateur(s) du Coran

mujâhadat al-Nafs

مجاهدة النفس

la lutte contre soi-même 

mukâchafât  

مكاشفات

divinations mystiques

mumît-ud-dîn

مميت الدين

l’anéantisseur de la religion

«hî-d-dîn»

ماحي الدين

l’effaceur de la religion

mu‘âmalât 

معاملات

transactions 

nafs al-mutma’innah (al-) 

النفس المطمئنة

l’âme apaisée

nafs al-lawwâmah (al-

النفس اللوّامة

l’âme qui ne cesse de blâmer 

nafs 

نفس

soi

nafsâniyyah 

نفسانية

personnelles ou émanant du soi-même

qabdh

قبض

contraction

qalb 

قلب

cœur

riwâyah

رواية

les récits hagiographiques

rahmaniyyah 

رحمانيّة

émanant du Miséricordieux

riyâdhah- irtiyâdh

رياضة،

ارتياض

dressage

romüz

رموز  

des symboles chiffrés

h

روح

âme

sahw

صحو

éveil

sayr

سير

cheminement

shaytâniyyah 

شيطانية

émanant du satan

sirr

سِر

for intérieur

soufî

صوفي

(en laine)

sukr 

سكر

l’ivresse),

sulûk

سلوك

comportement

tafsîr

 

تفسير

Exégèse, commentaire, interprétation du Coran

tâ’ir al-Qods

طائر القدس  

l’oiseau de Jérusalem

taltîf al-sirr

 

تلطيف السر

l’adoucissement de la surface intérieure de l’âme.

tarîqah 

 

طريقة

une Voie empruntée par un groupe social ( les soufis) dans le 'irfân pratique

tasâkur

تساكر

La feinte de l’ivresse elle-même

tawhîd

توحيد

Unicité d'Allah

thawq  

ذوق

le goût

uçûl

اصول

les principes 

waqt (al -)

الوقت

le temps

Zâhid

زاهد

ascète

zuhd

زهد

Ascétisme, mysticisme

mina’al-khalq ilâ’l-Haqq

من الخلق الى الحق

De la création vers la Vérité

fil-Haqq bil-Haqq

في الحق بالحق

Dans la Vérité par la Vérité

min-al-Haqq ilâl-khalq bil-Haqq

من الحق الى الخلق بالحق

De la Vérité à la création par la Vérité

bil-Haqq fil-khalq 

بالحق في الخلق

Par la Vérité dans la création

 


 


 

 

 

 

 



[1] 'ilm-us-sayr wa-s-sulûk علم السير والسلوك

[2] En arabe : tâ’ir al-Qods. (طائر القدس)

[3] En d'autres termes, on ne parvient pas à ce stade par un effort de réflexion et de raisonnement mais  par un travail spécifique et acharné de rééducation de l'âme.

[4] مكاشفات

[5] Charî‘ah : la Loi islamique.

[6] Tarîqah : la Voie

[7] Haqîqah : La Vérité

[8] C'est-à-dire "le voyage spirituel" qu'il entame.

[9] Sourate al-Baqarah : S2/ v 115.

[10] Sourate al-Wâqi‘ah : S 56 / v 85.

[11] Sourate la-Hadîd : S 57 / v 3.

[12] Dans ces versets les concepts évoqués et les idées énoncées ne diffèrent pas de ce que professe le 'irfân.

[13] Sourate al-Qiyâmah : S 75 / v 2.

[14] Sourate Yûsuf : S 12 /v 53.

[15] Sourate al-Fajr : S 89 / v 27.

[16] Science ou savoir qu’Allah accorde à quiconque IL veut parmi Ses serviteurs, par opposition au savoir que l’on acquiert soi-même par l’effort personnel et l’apprentissage.

[17] Sourate al-‘Ankabût : S 29/ v 69.

[18] Sourate al-Chams : S 91 / v 9-10.

[19] Sourate al-Sajdah : S 32 / v 9. 

[20] Al-Kâfî, Tome 2, Kitâb al-Imân wa-l-Kufr, Bâb Haqîqat al-Imân wa-l-yaqîn, Hadith 2.

[21] إِنَّ اللهَ سُبْحَانَهُ وَتَعَالَى جَعَلَ الذِّكْرَ جِلاَءً لِلْقُلُوبِ، تَسْمَعُ بِهِ بَعْدَ الْوَقْرَةِ، وَتُبْصِرُ بِهِ بَعْدَ الْعَشْوَةِ، وَتَنْقَادُ بِهِ بَعْدَ الْمُعَانَدَةِ، وَمَا بَرِحَ لِلّهِ ـ عَزَّتْ آلاَؤُهُ ـ فِي الْبُرْهَةِ بَعْدَ الْبُرْهَةِ، وَفِي أَزْمَانِ الْفَتَرَاتِ، عِبَادٌ نَاجَاهُمْ فِي فِكْرِهِمْ، وَكَلَّمَهُمْ فِي ذَاتِ عُقُولِهِمْ.

[22]  Nahj-ul-Balâghah, prône 217 :

 قَدْ أَحْيَا عَقْلَهُ، وَأَمَاتَ نَفْسَهُ، حَتَّى دَقَّ جَلِيلُهُ، وَلَطُفَ غَلِيظُهُ، وَبَرَقَ لَهُ لاَمِعٌ كَثِيرُ الْبَرْقِ، فَأَبَانَ لَهُ الطَّرِيقَ، وَسَلَكَ بِهِ السَّبِيلَ، وَتَدَافَعَتْهُ الاَْبْوَابُ إِلَى بَابِ السَّلاَمَةِ، وَدَارِ الاِْقَامَةِ، وَثَبَتَتْ رِجْلاَهُ بِطُمَأْنِينَةِ بَدَنِهِ فِي قَرَارِ الاَْمْنِ وَالرَّاحَةِ، بِمَا اسْتَعْمَلَ قَلْبَهُ، وَأَرْضَى رَبَّهُ.

 

[23] Sourate al-Nûr : S 24 / v 35.

[24] Sourate al-Hadîd : S 57 / v 3.

[25] Sourate al-Hachr : S 59 / v 23.

[26] Sourate al-Rahmân : S 55 / v 26.

[27] Sourate al-Hijr : S 15 / v 29.

[28] Sourate Qâf : S 50 / v 16.

[29] Sourate al-Baqarah : S 2 / v 7.

[30] Sourate al-Nûr : S 24 / v 40.

[31] Ärâ’ al-Mustachriqîn Hawl-al-Islâm (Les opinions des orientalistes sur l’Islâm), p. 84.

[32] Hadith qudsî : Parole adressée par Allah au Saint Prophète, sans faire partie du Coran.

[33] Târîkh al-Taçawwuf fî-l-Islâm, Dr Qâcim Ghanî, p. 19. L’auteur note à la page 44 de ce livre, citant l’ouvrage d’Ibn Taymiyyah : « Al-çûfiyyah wa-l-Fuqarâ’ », que le premier à avoir construit un petit couvent pour les soufis était un des disciples de ‘Abdul-Wâhid Ibn Zayd (un compagnon d’al-Hassan al-Baçrî). Et si Abû Hâchim était un disciple de ‘Abdul-Wâhid, il n’y a pas de contradiction entre les deux versions de ce rapport.

[34] Voir : «Tathkirat al-Awliyâ’ » d’al-Chaykh ‘Attâr. 

[35] «al-Luma‘», p.427.

[36] Dr Ghanî, Târîkh al-Taçawwuf Fî-l-Islâm.

[37] «Safînat al-Bihâr », al-Muhddith al-Qummî, Section “salama”.

[38] «Mîrâthé islâm » (L’Héritage de l’Islâm, en persan), p. 15. Voir aussi les cours de Dr  ‘Abdul-Rahmân Badawî à la Faculté de Théologie et de sciences islamiques pendant les années 1952-53. Il est notable que beaucoup de prônes de Nahj-ul-Balâghah (La Voie de l’Éloquence de l’Imâm ‘Alî) figurent dans ce livre, et que certains soufis font remonter l’origine de leur voie à l’Imâm ‘Alî (p) par le biais d’al-Hassan al-Baçrî.

[39] «Târîkh al-Taçawwuf Fî-l-Islâm» (L’histoire du soufisme en Islâm), p. 462, citant le livre : «Ahwâl wa aqwâl Abû Sai‘îd Abû-l-Khayr » (Les États et les Paroles d’Abû Sai‘îd Abû-l-Khayr).

[40] En arabe : mujâhadat al-Nafs.

[41] « Tabaqât al-çufiyyah », ‘Abdul-Rahmân Shalmî, p 206.

[42] Il y a une étude détaillée sur al-Hallâj  dans l’Intorduction de la 8ème édition de notre livre «al-Dawâfi‘ Nahw-al-Mâddiyyah » (Les Motivations pour le matérialisme), dans laquelle nous avons contesté les opinions de certains matérialistes qui tentèrent de présenter al-Hallâj comme un matérialiste.  

[43] «Pâlâné Dûz » (en persan) signifie sellier ce qui correspond au nom d’Abû Naçr, car Sarrâj en arabe signifie sellier).

[44] L’un des plus populaires poètes de la langue persane. Les matérialistes et les opportunistes déployèrent beaucoup d’efforts pour le présenter sinon comme matérialiste, du moins comme sceptique. Ils voulurent exploiter sa popularité au profit de leurs objectifs matérialistes. Nous avons traité de ce sujet dans l’introduction de la 8ème édition de notre livre «Les motivations pour le matérialisme » (al-Dawâfi‘ Nahw-al-Maddiyyah), comme nous l’avons fait concernant la personnalité d’al-Hallâj.  

[45] Tab‘ah hajariyyah.

[46] Voyage spirituel en termes arabes soufis ou gnostiques « al-Sayr (cheminement) wa-l-Sulûk (et conduite) ». 

[47] En terme arabe soufi et gnostique : « tarîqah ».

[48] Manâzil, plur. de manzilah.

[49] Maqâmât, plur. de maqâm.

[50] Cf. Coran : sourate Yûsuf, 12/53.

[51] Cf. Coran : sourate al-Fajr, 83/27.

[52] Nahj al-Balâghah : prône 147.

[53] Al-Risâlah al-Quchayriyyah, p. 33.

[54] Comme : « al-faydh al-aqdas » (الفيض الاقدس), «al-faydh  al-muqaddas » (الفيض المقدّس), «al-wujûd al-munbaset li-l-haqq-il-makhlûq bihi(الوجود المنبسط للحق المخلوق بِهِ), “al-hadharât al-khams”  (الحضرات الخمس), “maqâm al-ahadiyyah  (مقام الاحدية), “maqâm al-wâhidiyyah(مقام الواحديّة), “maqâm ghayb al-ghuyûb(مقام غيب الغيوب) etc.

[55] « al-Sayr wa-l-Sulûk al-‘irfânî”. (السير والسلوك العرفاني).

[56] Épicurisme : Doctrine d'Épicure qui comporte une cosmologie matérialiste fondée sur la notion d'atome (physique), une théorie des sensations et une morale (reposant en partie sur une recherche raisonnée du plaisir). (Le Petit Robert).

[57] Nahj-ul-Balâghah, prône 217 : " قد احيا قلبه وامات نفسه، حتى دقَّ جليله ولطف غليظه، وبرق له لامعُ كثير البرق"

[58] Awliyâ’-ullâh.  اولياء الله

[59] Henri Corbin : En Islam iranien, vol. 4, Éd. Gallimard 1972,  p. 64.

[60] Id. ibid pp. 65-66

[61] Id. Ibid  p. 66.

[62] Id. Ibid p. 67.